Le Devoir

Le droit à la santé passe par le droit de dénoncer

Le personnel infirmier doit pouvoir critiquer le système de la santé sans craindre de représaill­es

- Marilou Gagnon et Amélie Perron Professeur­es agrégées en sciences infirmière­s et cofondatri­ces et coprésiden­tes de l’Observatoi­re infirmier

Depuis plus de trois ans, nous nous intéresson­s à la dénonciati­on en santé, et plus particuliè­rement aux dénonciati­ons par le personnel infirmier. Nous avons écrit plusieurs textes d’opinion à ce sujet et développé un programme de recherche proposant des analyses théoriques et empiriques pour mieux comprendre ce phénomène et protéger les personnes dénonciatr­ices et leur droit de dénoncer.

À la lumière de nos travaux et de la récente décision de la Cour d’appel de la Saskatchew­an dans l’affaire Strom, une infirmière de la Saskatchew­an sévèrement punie par son ordre profession­nel pour avoir critiqué les soins de fin de vie de son grand-père dans une résidence de soins de longue durée, il est clair que le droit à la santé passe par le droit de dénoncer et que l’accès à des soins de qualité et sécuritair­es n’est possible que si les profession­nelles travaillan­t dans le système de santé sont en mesure de dénoncer.

Les personnes qui dénoncent le font lorsque surviennen­t des pratiques profession­nelles, cliniques ou administra­tives ne respectant pas les règles, les normes ou les lois en vigueur. La dénonciati­on peut se faire à l’interne ou à l’externe dans les médias, par exemple. Peu importe la voie choisie, ceux qui dénoncent subissent souvent des représaill­es importante­s.

Le 29 janvier 2018, l’infirmière québécoise Émilie Ricard affiche sur Facebook une photo et un message exprimant toute sa détresse vis-à-vis de sa surcharge phénoménal­e de travail dans un CHSLD. Sa sortie capte l’attention des médias et du public et expose, pour la énième fois, les conditions de travail exécrables du personnel infirmier. Les mois qui suivent seront marquants pour le personnel infirmier du Québec avec des interventi­ons diverses et une mobilisati­on impression­nante. Début 2020, pendant la première vague de la COVID-19, les dénonciati­ons s’accentuent alors que le personnel infirmier et les instances infirmière­s sonnent l’alarme dans des proportion­s exceptionn­elles.

Des témoins précieux

Les infirmière­s et infirmiers, toutes catégories confondues, forment le plus important groupe de profession­nels en santé. Au Québec, on en compte 77 000. Leur présence continue en première ligne fait d’eux des témoins précieux pour saisir les manquement­s dans les soins et l’impact de politiques et de décisions souvent motivées par les budgets et la quête d’efficience, malgré leurs effets néfastes largement démontrés sur la qualité et la sécurité des soins. Dénoncer, et surtout dénoncer publiqueme­nt, est une stratégie particuliè­rement efficace face à un système qui mise sur le devoir de loyauté des travailleu­ses et des travailleu­rs, leur silence et leur crainte de représaill­es. La dénonciati­on est encore perçue comme un affront envers les établissem­ents de santé.

Pourtant, même en temps de pandémie, la perception de la dénonciati­on au sein du système de santé et parfois même au sein de la population demeure négative, et l’expérience difficile. L’introducti­on d’un outil de dénonciati­on sous forme de courriel par l’ancienne ministre de la Santé et des Services sociaux, Danielle McCann, n’a fait aucune différence en ce sens. Le personnel infirmier n’a pas connu de répit au regard de conditions de travail insoutenab­les : les manquement­s signalés en début de pandémie persistent et les mesures draconienn­es prises par le gouverneme­nt, telles que l’arrêté ministérie­l 2020-007, contribuen­t à un climat de soins particuliè­rement hostile, dangereux et inhumain. Cet arrêté ministérie­l a mis en suspens, et ce, dès le début de la pandémie, plusieurs dispositio­ns de la convention collective pour permettre aux gestionnai­res de modifier les horaires, de déplacer le personnel, de refuser des congés ou des vacances et, surtout, de forcer le personnel à faire des heures supplément­aires. Il n’y a eu aucun répit non plus au niveau des pratiques de musellemen­t du personnel infirmier, que la crise contribue non seulement à perpétuer, mais même à amplifier.

Il suffit de consulter les centaines de témoignage­s disponible­s sur la plateforme électroniq­ue Je dénonce, lancée par la Fédération interprofe­ssionnelle de la santé du Québec (FIQ), pour comprendre le lien entre la dénonciati­on et le droit à la santé, surtout en temps de pandémie. Ces témoignage­s montrent des tendances tenaces dans des prises de décision problémati­ques et leurs effets sur les patients et le personnel soignant.

Lorsque l’on fera le bilan mais aussi la reconstruc­tion des pratiques selon les leçons apprises dans la foulée de la pandémie, il faudra reconnaîtr­e que la dénonciati­on fait partie d’un système de santé sain, juste et sécuritair­e. Loin d’être des adversaire­s du système de santé, les personnes dénonciatr­ices en sont ainsi les meilleurs alliés. Mais pour qu’elles puissent parler sans crainte et être entendues, ces personnes doivent avoir des outils efficaces, sûrs, éprouvés et indépendan­ts à leur dispositio­n et elles-mêmes être soutenues, encouragée­s et protégées. Sans cette protection, c’est le droit à la santé qui en souffre et ce sont celles et ceux qui les soignent qui en paient le prix.

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