Le Devoir

Parents, soyons indulgents avec nos écoles

La pandémie a rendu vaseux le quotidien du personnel enseignant et des dirigeants des établissem­ents scolaires

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Conceptric­e-rédactrice et citoyenne engagée, Josianne Cossette est présidente du conseil d’établissem­ent d’une école primaire. Elle a aussi enseigné la littératur­e au collégial et collabore à la revue Lettres québécoise­s.

Comme le sirop sur une pile de crêpes, le clientélis­me imprègne notre système d’éducation jusqu’au fond de l’assiette. Si bien du monde s’en accommode en temps normal, avec la pandémie, les acteurs du milieu scolaire, épuisés, ont le coeur au bord des lèvres. Et si, pour le bien de l’éducation de nos enfants et de ceux qui la font, on abandonnai­t nos réflexes de parents-clients pour devenir des parents bienveilla­nts ?

Lorsque nos enfants rentrent le soir, rien dans leur sac d’école trop lourd ne laisse entrevoir la surcharge des enseignant.e.s depuis la rentrée. N’empêche que les statistiqu­es ne trompent pas : sept profs sur dix se disaient déjà au bout du rouleau à la mi-octobre, selon une enquête du Syndicat de l’enseigneme­nt de l’Outaouais. Désinfecti­on fréquente, préparatio­n au basculemen­t en mode d’enseigneme­nt à distance, port du masque et de la visière, suivi d’élèves en isolement, supervisio­n des lavages de main, accès réduit à la salle de classe… et courriels de parents inquiets alourdisse­nt la tâche habituelle.

Du côté des directions aussi, le travail s’est multiplié : plans d’urgence sanitaire, logistique de désinfecti­on et des déplacemen­ts, achat d’équipement de protection individuel, horaires en cas de reconfinem­ent, remplaceme­nts, remplaceme­nts de remplaçant­s… sans compter que, depuis la rentrée, 1 507 écoles ont déjà dû composer avec un ou plusieurs cas positifs de COVID ; chaque cas représenta­nt de 8 à 12 heures de travail pour la direction ! Deux cas s’ajoutent au premier la veille de l’Action de grâce ? Tant pis pour la dinde, Sisyphe recommence à pousser la roche qui vient presque de le pulvériser et se relance dans une valse d’appels avec la Santé publique, de lettres aux parents, de classes à fermer et de matériel informatiq­ue à prêter.

Or, pour les parents, outre le masque à envoyer chaque matin — et à laver chaque soir —, il est facile d’oublier à quel point la pandémie a rendu le quotidien du personnel enseignant et dirigeant vaseux. Facile aussi, pour certains, de retomber dans les réflexes clientélis­tes qui traversent notre société, dans laquelle nous magasinons des écoles secondaire­s classées dans des palmarès, octroyons des étoiles à notre livreur, laissons des avis (pas toujours tendres) aux commerces que nous visitons. Une société dans laquelle, lorsque nous sommes insatisfai­ts, nous demandons à parler au gérant.

Sauf que le gérant, dans le milieu scolaire, c’est l’enseignant. e ou la direction qui se démène pour appliquer des consignes ministérie­lles souvent changeante­s et apprises en point de presse ; qui s’épuise et ne sait plus où donner de la tête pour préserver les acquis éducatifs de nos jeunes, leur santé et leur sécurité.

Perte de contrôle

Nous voulons le meilleur pour nos enfants, c’est légitime. Surtout que la pandémie crée un inconforta­ble sentiment de perte de contrôle, comme si c’était toute la vie qui nous échappait — ce qui est parfois tristement vrai… Assis devant notre clavier, la tentation est forte de communique­r nos multiples questions et irritants sur-le-champ — et de s’attendre à une réponse illico. Mais l’heure est venue de filtrer en amont et de ménager les messagers. « Les ordres viennent d’ailleurs », disait le médecin à Clermont Boudreau dans le film de Michel Brault. C’est encore juste en cet octobre reclus. Et ils sont multiples, complexes et finissent par lourdement peser sur les acteurs de l’éducation jusqu’à les pousser en arrêt de travail ou à la retraite.

Le plan d’interventi­on de votre enfant n’est pas respecté et sa réussite scolaire est compromise ? Il est victime d’intimidati­on ? En détresse psychologi­que ? Communique­z sans tarder. Vous avez une idée d’activité, voulez révolution­ner le compostage ou les dates des journées pédagogiqu­es (pourquoi pas uniquement le lundi ou le vendredi, c’est pratique pour le chalet…), choisir le film que votre enfant regardera en classe à Noël ? L’heure est venue de sortir le « filtre pandémie » et de se demander : est-ce vraiment urgent et essentiel ? Ou est-ce que le temps que mon intervenan­t mettra à me répondre pourrait être passé à autre chose qui bénéficier­a davantage à mon enfant, voire à tous les enfants ? Puis-je m’adresser à quelqu’un d’autre, comme un membre de mon conseil d’établissem­ent, ou attendre la prochaine rencontre de parents ?

« Le plus important, dans le contexte actuel, c’est de sauvegarde­r la relation enfant-enseignant », disait la chercheuse en sciences de l’éducation de l’UdeM Garine Papasian-Zohrabian sur les ondes de Radio-Canada. Et ce, autant pour la santé mentale des enfants que celle du personnel.

Laissons les enseignant.e.s et les directions se concentrer sur l’essentiel et agissons à leur endroit avec la même bienveilla­nce qu’ils mettent à accompagne­r nos enfants. « Bienveilla­nce », mot de l’année 2019, année de naissance de notre « cher » SARS-CoV-2 : faisons-les tous deux cheminer main dans la main — après les avoir bien entendu lavées.

Bien sûr, il n’est pas question d’abandonner nos idéaux, mais plutôt d’en mettre certains en quarantain­e. Temporaire­ment. Le temps que la COVID nous laisse respirer un brin.

D’ici là, avant d’écrire trop promptemen­t, prenons quelques minutes pour nous faire une crêpe et la savourer en nous demandant si la situation est urgente, quitte à provoquer des ruptures de stock. Ce sera plus doux pour bien des gens. D’autant plus que, avec les commerces ouverts et le reste de la société fermée, ce ne sont pas les occasions qui manquent d’être client.

Laissons les enseignant.e.s et les directions se concentrer sur l’essentiel et agissons à leur endroit avec la même bienveilla­nce qu’ils mettent à accompagne­r nos enfants

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JEAN-FRANCOIS BADIAS ASSOCIATED PRESS Sept profs sur dix se disaient déjà au bout du rouleau à la mioctobre, selon une enquête du Syndicat de l’enseigneme­nt de l’Outaouais.
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Josiane Cossette

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