Le Devoir

Doit-on peindre et exposer la violence ?

Le report de l’exposition sur Philip Guston rappelle que le racisme envers les communauté­s noires et autochtone­s demeure un tabou

- GRAND ANGLE JÉRÔME DELGADO COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Censure ou déni ? En reportant à 2024 l’exposition sur Philip Guston (19131980) qu’ils devaient présenter à tour de rôle jusqu’en 2022, trois musées américains et un musée européen ont plongé dans la polémique raciale. Les toiles du peintre new-yorkais natif de Montréal, célèbres pour mettre en scène le Ku Klux Klan (KKK), ne font pourtant pas l’apologie du racisme, bien au contraire.

On reconnaît les meilleures oeuvres à leur degré d’ambiguïté. C’est sous le prétexte que le « puissant message de justice sociale et raciale » de Guston risquait d’être mal interprété dans des États-Unis à fleur de peau depuis la mort de George Floyd qu’il a été décidé en septembre de ne pas exposer ses oeuvres. Les directions de la National Gallery of Art (Washington), de la Tate Modern (Londres) et des musées des beaux-arts de Boston et de Houston auraient-elles préféré un art plus littéral ?

Alors, censure ou déni ? Québécois d’origine haïtienne, l’artiste Stanley Février y voit une (autre) nonreconna­issance du problème racial. À ses yeux, c’est par peur d’affronter la réalité que la rétrospect­ive Guston a été reportée. Et par peur de perdre « la posture de colons ».

« Ils ne sont pas prêts à assumer les critiques de la communauté noire, croit le récent lauréat du Prix en art actuel du Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ). Il faut entendre ce qu’elle a à dire, regarder ce qui a été fait depuis 1970

[l’époque où Guston se met à dépeindre le KKK]. C’était le moment pour le faire. Eh bien, non. »

Pendant ce temps, au Québec

Anne-Marie Bouchard, conservatr­ice de l’art moderne au MNBAQ, défend la décision des musées anglo-saxons, à une nuance près. « Ils n’avaient pas le choix de poser ce geste. Mais il ne faudrait pas qu’ils annulent [pour toujours] l’exposition. Ce serait déprimant », concède-t-elle, sans parler de censure.

Celle qui a posé un regard critique sur les collection­s du MNBAQ avec l’exposition 350 ans de pratiques artistique­s, en cours depuis 2018, estime que le report de la rétrospect­ive Guston est un moindre mal. Le problème est en amont. On ne peut plus montrer ces oeuvres sans une profonde réflexion des institutio­ns, signale-t-elle.

« Au premier jour d’un projet, on doit inclure des personnes avec d’autres sensibilit­és, qui peuvent ressentir de la douleur face aux oeuvres », dit Anne-Marie Bouchard. La qualité esthétique ou l’intention de l’artiste ne suffisent plus pour juger de la pertinence d’une peinture. Autrement, « c’est encore l’histoire de l’art qui parle d’histoire de l’art ; il faut que ça, ça se termine ».

Elle-même a appliqué ce souci d’inclusion lors de l’expo 350 ans…

Elle a par exemple invité Isabelle Picard, ethnologue huronne-wendate, à commenter deux nus allégoriqu­es de Louis-Philippe Hébert (1850-1917), les sculptures Fleur des bois (1897) et Soupir du lac (1902).

« C’est le thème d’un territoire à conquérir. Mais devant les femmes autochtone­s nues, on ne peut plus faire comme s’il n’y avait pas un problème. Il n’est plus intéressan­t de les présenter sous l’exotisme du XIXe siècle », insiste Anne-Marie Bouchard.

Barbare imaginaire

L’historien de l’art David Gauthier va plus loin : Louis-Philippe Hébert est raciste. Il ne peut l’excuser, même en le replaçant dans son époque — celle où les élites tendent à affirmer leur grandeur en opposant les racines européenne­s à la « barbarie » de l’Autre.

Dans son mémoire de maîtrise (2007), le chercheur étudie 25 sculptures d’Hébert dotées de figures autochtone­s, portant les stéréotype­s du pagne et de la plume. « Pas une oeuvre devant laquelle je ne me sens pas mal à l’aise. Ce sont de belles sculptures, mais le discours adjacent est moralisate­ur, raciste », résume-t-il.

Le cas du « pionnier de la sculpture commémorat­ive en bronze au Québec » pose un problème de taille : bon nombre de ses oeuvres se trouvent dans l’espace public. Monument à Maisonneuv­e (1893), installée à la place d’Armes, dans le Vieux-Montréal, en est un exemple type. Hébert y a modifié le programme originel. Plutôt que de montrer le personnage autochtone comme un allié de Maisonneuv­e, il l’a placé en ennemi.

« L’Autochtone est associé à la barbarie. Il est mis en opposition à Charles Le Moyne, un traducteur, militaire, seigneur, représenté ici en agriculteu­r, en vision de la civilisati­on. »

Faut-il détruire ce monument comme celui de John A. Macdonald, tombé sous la grogne populaire ? David Gauthier propose une solution pour atténuer le discours : retirer le mot « iroquois ». « Même si sa forme ne change pas, le personnage devient celui qui aide Maisonneuv­e à se défendre. L’oeuvre serait plus respectueu­se. »

Acte politique

Le racisme ou la haine se sont taillé un chemin dans l’art de multiples façons. Chez Louis-Philippe Hébert, ça s’est fait sous l’aval de son époque. Chez Philip Guston, sous la subtile dénonciati­on de fanatiques cagoulés.

Peintre et dessinateu­r, Louis-Philippe Côté craint que l’oeuvre si personnell­e de Guston soit récupérée comme symbole, tant par les uns que par les autres. Or, selon lui, l’artiste d’origine juive, né Goldstein, « ne réfléchit que sur le mal, sur ce que c’est de vivre aux États-Unis ».

Marqué depuis l’enfance par Guston, Côté peint ce qu’il voit et ressent. « Pourquoi la violence ? La peinture est un acte politique. J’accumule beaucoup d’informatio­n et à un moment donné, ça sort », dit-il, en citant sa série WHT TRSH (2017), dessins réalisés « dans l’urgence », en réaction à Donald Trump.

Actif depuis vingt ans, le peintre reconnaît n’avoir jamais subi de censure, malgré ses thèmes évocateurs de haine ou de brutalité policière. Stanley Février traite aussi de violence, à travers la photograph­ie, la sculpture ou la performanc­e. Malgré une carrière d’une dizaine d’années plus courte, lui a essuyé, dit-il, son lot de rejets. Cherchez l’erreur.

Pour exposer l’installati­on America… en toute impunité (2019), au coeur de laquelle se dressent des personnage­s portant des cagoules à l’effigie de corps policiers, il a reçu l’appui du Conseil des arts du Canada. Mais pas du CALQ. Février se souvient de la raison du refus : « ce genre de problème n’existe pas au Québec ».

Dans ce cas, comme dans celui de la rétrospect­ive Guston, c’est la même absence de reconnaiss­ance de torts qui se répète, constate l’artiste. « L’art sert à remettre en question. Mais il est socialemen­t accueilli seulement quand il concerne de petits enjeux, pas quand les structures de pouvoir sont en jeu. »

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THE ESTATE OF PHILIP GUSTON Philip Guston, Untitled, 1968
 ?? MNBAQ, IDRA LABRIE / LOUIS-PHILIPPE CÔTÉ ?? À gauche : Louis-Philippe Hébert, Soupir du lac, 1902. À droite : Louis-Philippe Côté, Néopolice, 2010-2011.
MNBAQ, IDRA LABRIE / LOUIS-PHILIPPE CÔTÉ À gauche : Louis-Philippe Hébert, Soupir du lac, 1902. À droite : Louis-Philippe Côté, Néopolice, 2010-2011.
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