Le Devoir

Des souvenirs douloureux

- Jean Gagnon Patriote, journalist­e et conseiller syndical à la retraite

Depuis la sortie du superbe film Les Rose et la parution de l’excellent dossier du Devoir du 20 septembre dernier sur la crise d’Octobre, des souvenirs douloureux ont refait surface. Cinquante ans plus tard, à 72 ans, incité par mon fils, j’ai décidé de parler, et ça soulage.

À la fin des années 60, j’étais étudiant au Collège Sainte-Marie et à l’UQAM en science politique. Impliqué dans la contestati­on étudiante de l’époque inspirée de Mai 68, militant du RIN, je devins un leader étudiant. Mon rêve était de devenir journalist­e, ce que je deviendrai début 1970 à la revue Point de mire avec Pierre Bourgault. J’étais très impliqué dans la cause indépendan­tiste et les événements de la crise d’Octobre me portent à croire encore aujourd’hui qu’il s’agissait du seul « tort » dont on aurait pu m’affubler.

Cette période bouillonna­nte du Québec était grisante et il était tout naturel pour moi de participer à la création de notre pays. Jamais je n’aurais cru que la suite des choses prendrait une tournure aussi chaotique. Pour tout vous dire, tout en étant sympathiqu­e à la cause que défendait le FLQ, je ne partageais pas leurs moyens d’action et préconisai­s la mobilisati­on populaire et l’action électorale.

La crise que j’ai vécue...

5 octobre : enlèvement de James Cross. Dans les heures qui suivent, je fus arrêté et détenu illégaleme­nt au sous-sol du QG de la police de Montréal sans même savoir ce que l’on me reprochait, jusqu’à ce que je défile avec d’autres personnes devant madame Cross. Tel un criminel, j’attendais le verdict de Mme Cross en me demandant si elle ne se tromperait pas en m’identifian­t comme un des ravisseurs. J’eus la réponse 24 heures plus tard, libéré sans accusation ni explicatio­ns, mais traumatisé.

Nuit du 16 au 17 octobre : bang ! bang! Militaires et policiers défoncent notre porte et font irruption, armes au poing, et nous sortent du lit. On saccage l’appartemen­t à la recherche de documents, de preuves, d’armes, de quoi? On ne le saura jamais, mais on me jette dans un fourgon, direction la prison Parthenais.

Les 14 jours qui suivirent : emprisonné sans savoir ce qui se passe, sans avocat ni procès ou accusation. Je suis retenu dans ma cellule 23 heures sur 24 sans visites et sans possibilit­é d’appel, je ne peux même pas aller à l’extérieur respirer l’air frais. Intimidé et rudoyé lors d’interrogat­oires répétés, absurdes et violents. Privés de nos droits, nous décidons avec d’autres détenus, de faire la grève de la faim. Elle dure plusieurs jours avant que je sois relâché et en fait, expulsé à la rue. Étourdi et sans le sou, je regagne à pied la maison… Je suis désemparé et inquiet.

Cet épisode incroyable de ma vie m’a fait mal et a laissé des traces… On a tenté d’écraser mes conviction­s avec un mépris total de mes idéaux. J’ai encore, 50 ans plus tard, de la difficulté à effacer les cicatrices.

Toute cette opération, c’est clair, visait à faire peur à la mouvance indépendan­tiste de gauche. La Loi sur les mesures de guerre est une loi fondamenta­lement antidémocr­atique utilisée pour étouffer la dynamique indépendan­tiste. Les blessures collatéral­es qu’elle a laissées sont encore ignorées et elle me laisse aujourd’hui, comme plusieurs autres, victime d’une répression arbitraire, frauduleus­e et planifiée en haut lieu.

Aux génération­s qui me suivront, surtout les plus jeunes, je souhaitera­is que l’on soit lucides et courageux.

Lucides, afin que l’on saisisse toute la logique derrière cet épisode et tant d’autres marquants de notre histoire — la répression des patriotes de 1837-38, les mesures de guerre de 70, le coup de la Brinks de 1980 et le love-in de 1995 — soit le mépris des aspiration­s légitimes du peuple québécois. Lucides afin que l’on se souvienne de ceux qui ont manipulé et abusé dans le seul but d’écraser un idéal et de ceux qui ont payé cher le seul fait de porter cet idéal. Nous avons tous un devoir de mémoire et celui d’appuyer les demandes d’excuses publiques et de transparen­ce afin de faire émerger la vérité sur la crise d’Octobre.

Finalement, je souhaite que les génération­s futures aient le courage de faire valoir et de porter leurs idéaux haut et fort malgré les obstacles. Qu’elles aient aussi le courage de faire avancer le Québec vers la voie qu’il devrait emprunter, celle d’un pays démocratiq­ue, pacifique et accueillan­t.

 ?? ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE ?? Des soldats déployés sur la rue Parthenais, à Montréal, le 8 octobre 1970
ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE Des soldats déployés sur la rue Parthenais, à Montréal, le 8 octobre 1970

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