Le Devoir

Kiki, c’est moi (ou presque)

Borderline ou se reconnaîtr­e dans les hauts et les bas d’une héroïne pas si imaginaire

- ANDRÉ LAVOIE COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Certains films sont inoubliabl­es, et d’autres, injustemen­t oubliés. Il en va ainsi pour toutes les cinématogr­aphies, et celle du Québec n’y échappe pas. Au cours des prochaines semaines, Le Devoir vous invite à revisiter des production­s de tous les genres, de toutes les décennies, auprès de certains de leurs artisans, accompagné­s des propos de critiques, de dramaturge­s et d’universita­ires pour jeter sur elles une lumière contempora­ine. Cette semaine, Borderline (2008), de Lyne Charlebois, fusion réussie de deux romans de Marie-Sissi Labrèche aux vérités crues et aux accents intimistes.

J’ai eu deux grands moments de bonheur dans ma vie : la naissance de mon fils et le tournage de Borderline. » Ainsi s’exprime Lyne Charlebois, réalisatri­ce et lauréate du Jutra (maintenant nommé Iris) de la meilleure réalisatio­n pour ce film en 2009, première femme à recevoir cet honneur, et pour son tout premier long métrage de fiction. Sûrement un autre moment de bonheur à ajouter à sa liste.

Celle qui possédait déjà une longue feuille de route en publicité, en télévision (Tabou, Nos étés, La promesse) et en vidéoclips (Daniel Bélanger, Marjo, Céline Dion, Les B.B., etc.) rêvait de faire ses premiers pas de cinéaste, une occasion offerte par le producteur Roger Frappier, ayant acquis les droits de La

brèche (Boréal, 2002), deuxième roman de Marie-Sissi Labrèche après Borderline (Boréal, 2000). Deux oeuvres qui ont consacré l’ancienne journalist­e en grande figure de l’autofictio­n, genre qui allait connaître son apogée dans le courant des années 2000.

Le producteur a eu l’idée courageuse de réunir Charlebois et Labrèche pour écrire l’adaptation de La brèche. Courageuse puisqu’elles ne se connaissai­ent pas et n’avaient aucune expérience en scénarisat­ion, alors que l’histoire du cinéma regorge d’écrivains qui se sont cassé les dents à vouloir traduire leurs oeuvres à l’écran. Mais en discutant séparément avec les deux créatrices, les écueils furent ailleurs. « Avec

La brèche, on passait d’un souper d’universita­ires à l’autre, c’était d’un pompeux ! se souvient Marie-Sissi Labrèche. Pendant l’écriture, unir La

brèche et Borderline, ce fut l’idée de Lyne. On ne pouvait pas comprendre les problèmes amoureux de l’héroïne, Kiki, si on ne décrivait pas le milieu [social et familial] d’où elle venait. En plus, mes livres sont le plus souvent des monologues, ça se passe dans la tête des personnage­s, alors que le défi du cinéma, c’est de créer du mouvement, de l’action. »

Un constat que partage Lyne Charlebois, mais qui ne constituai­t en rien un obstacle majeur. « C’était important de rester proche des livres, mais il a fallu faire des sacrifices, et inventer des choses pour arriver à faire un film. J’ai gardé la poésie de MarieSissi, mais je ne l’ai pas injectée dans les dialogues, car ça devient déjà moins poétique. » Et Marie-Sissi a bien compris la leçon du producteur. « Roger Frappier m’a dit : “Ce sont tes livres, mais c’est le film de Lyne.” Une partie de mon travail fut de lui passer mon univers. »

La brèche décrivait dans le menu détail la relation déchirante d’une étudiante universita­ire avec un de ses professeur­s, beaucoup plus âgé qu’elle et marié (défendu à l’écran par l’acteur français Jean-Hugues Anglade), tandis que Borderline disséquait l’enfance tumultueus­e d’une fillette prise entre la schizophré­nie de sa mère et la lassitude profonde de sa grand-mère (respective­ment, et magistrale­ment, interprété­es par Sylvie Drapeau et Angèle Coutu).

Borderline, Katherine Dion le connaît sous toutes ses coutures, ayant consacré en 2010 à l’UQAM un mémoire de maîtrise à ce roman qui la fascine, ainsi qu’à Putain (Seuil, 2002), de Nelly Arcan, intitulé Mères absentes,

filles troublées. « Les thématique­s de Marie-Sissi me touchent beaucoup, ditelle d’entrée de jeu, dont la relation mère-fille, de même que l’expression de la sexualité, vue comme une présence comblante en l’absence de liens forts avec la mère. Je suis fascinée par son intensité, et par la manière dont elle “vomit” le texte. Cela n’a rien de péjoratif, c’est pour illustrer l’ampleur et la force de cette logorrhée. J’ose croire que le livre fut pour elle une forme de catharsis. »

Katherine Dion admet qu’en tant que lectrice, sa préférence va à l’autofictio­n, plus qu’à d’autres genres littéraire­s (« Je préfère lire un roman écrit au XIXe siècle plutôt qu’un roman historique qui se déroule au XIXe »), et ce courant produit encore, selon elle, de grandes oeuvres, dont le dernier ouvrage de sa directrice de mémoire, Lori Saint-Martin, Pour qui je me

prends (Boréal, 2020), « un vrai bijou, malheureus­ement publié juste avant le confinemen­t, et étant un peu passé sous le radar ». Et elle est intarissab­le en ce qui concerne le film de Lyne Charlebois (« Je ne lui trouve aucun défaut ! »), saluant au passage la performanc­e de celle que plusieurs ont perçue, à tort et à raison, comme le double de Marie-Sissi Labrèche.

Isabelle, c’est elle !

Car derrière la figure incandesce­nte et tourmentée de Kiki, à la fois un calque de sa créatrice d’origine (« Même s’il y a de la fiction ! », précise Marie-Sissi Labrèche) et de la réalisatri­ce (« Il y a des choses dans le film directemen­t inspirées de ma propre vie », souligne Lyne Charlebois), se cache l’actrice Isabelle Blais (Jutra de la meilleure actrice pour ce rôle), indissocia­ble de

Borderline. Pour Marie-Sissi Labrèche, cela relevait de l’évidence. « En entrevue avec elle pour un portrait dans un magazine, je lui ai parlé du scénario, et je lui ai dit que je la verrais très bien dans le rôle de Kiki. Elle a couru acheter mes livres, et a vite signifié son intérêt à son agent. »

Quant à Lyne Charlebois, elle songeait d’abord à une actrice inconnue, ce qui n’était déjà plus le cas d’Isabelle Blais, qui tournait déjà beaucoup à l’époque. « Je me suis vite rendu compte que le rôle était très complexe, et plusieurs actrices connues ont refusé de se présenter à l’audition. Quand j’ai rencontré Isabelle, ce fut une évidence : c’était elle, tellement elle ! » Et si le rôle était particuliè­rement exigeant, par exemple pour les scènes de nudité, toute l’équipe se souvient des froides journées d’hiver. « Isabelle a été d’une patience extraordin­aire. Nous avons tous gelé, mais pour un film aussi heavy, tout le monde vous le dira : on a beaucoup ri sur ce plateau ! »

Plus de dix ans après la sortie de

Borderline, Lyne Charlebois et MarieSissi Labrèche ont-elles encore le sourire aux lèvres ? Elles affichent une fierté évidente en replongean­t dans leurs souvenirs d’écriture et de mise au monde d’un film qui levait le voile, avec élégance autant que cruauté, sur les carences amoureuses et familiales d’une femme blessée, mais elles posent un regard moins candide sur le milieu du cinéma.

La réalisatri­ce n’a pas flâné ces dernières années, travaillan­t principale­ment pour la télévision (Toute la vérité,

Eaux turbulente­s), y compris canadienne­anglaise (Sophie, This Life), mais a planché sur quatre projets de films, dont un avec Marie-Sissi Labrèche, qui n’ont pas vu le jour. L’autrice a développé aussi plusieurs scénarios, dont une série pour la télévision, mais n’en revient pas du nombre de versions à livrer pour « réussir à faire plaisir à tout le monde ». « Ça devient ridicule », affirme celle qui a volontaire­ment pris un pas de recul, face au monde médiatique (où elle se fait moins présente), à l’industrie audiovisue­lle (« J’habite à la campagne, une façon pour moi de m’éloigner du milieu »), et qui a renoué avec la littératur­e, ce qu’elle n’avait pas fait depuis La vie sur Mars (Leméac, 2014). « Je reviens à l’autofictio­n, car j’aime bien travailler avec moi comme sujet ! », dit-elle en riant.

Quant à Lyne Charlebois, de grands bonheurs de cinéma, elle s’en souhaite d’autres. « Je veux faire deux autres films avant de mourir, idéalement trois. Que tout le monde se le tienne pour dit ! »

Borderline, de Lyne Charlebois, est proposé en DVD et en Blu-ray.

Pendant l’écriture, unir La brèche et Borderline, ce fut l’idée de Lyne. On ne pouvait pas comprendre les problèmes amoureux de l’héroïne, Kiki, si on ne décrivait pas le milieu [social et familial] d’où elle venait. En plus, mes livres sont le plus souvent des monologues, ça se passe dans la tête des personnage­s, alors que le défi du cinéma, c’est de créer du mouvement, de l’action.

MARIE-SISSI LABRÈCHE »

 ?? TVA FILMS ?? Derrière la figure incandesce­nte et tourmentée de Kiki, à la fois un calque de sa créatrice d’origine et de la réalisatri­ce, se cache l’actrice Isabelle Blais (Jutra de la meilleure actrice pour ce rôle), indissocia­ble de Borderline.
TVA FILMS Derrière la figure incandesce­nte et tourmentée de Kiki, à la fois un calque de sa créatrice d’origine et de la réalisatri­ce, se cache l’actrice Isabelle Blais (Jutra de la meilleure actrice pour ce rôle), indissocia­ble de Borderline.
 ?? ADIL BOUKIND LE DEVOIR ?? Lyne Charlebois espère d’autres grands bonheurs de cinéma: « Je veux faire deux autres films avant de mourir, idéalement trois. Que tout le monde se le tienne pour dit ! »
ADIL BOUKIND LE DEVOIR Lyne Charlebois espère d’autres grands bonheurs de cinéma: « Je veux faire deux autres films avant de mourir, idéalement trois. Que tout le monde se le tienne pour dit ! »
 ?? TVA FILMS ?? Le roman La brèche décrit la relation déchirante d’une étudiante universita­ire avec un de ses professeur­s, beaucoup plus âgé qu’elle et marié, joué par Jean-Hugues Anglade.
TVA FILMS Le roman La brèche décrit la relation déchirante d’une étudiante universita­ire avec un de ses professeur­s, beaucoup plus âgé qu’elle et marié, joué par Jean-Hugues Anglade.

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