Le Devoir

À qui appartient la langue française ?

- Alexandra Dupuy et Michaël Lessard Respective­ment candidate à la maîtrise en linguistiq­ue, et avocat et doctorant en droit

Dès qu’il est question de la langue française, le Québec tend une oreille attentive. Nous écoutons, nous questionno­ns, nous commentons. Le français est un sujet qui enflamme les passions.

Nous l’avons bien vu ces dernières semaines, quand la Ville de Montréal a annoncé l’adoption des recommanda­tions de l’Office québécois de la langue française (OQLF) en termes de langue inclusive, pour rendre visible l’existence des femmes dans ses communicat­ions.

Certaines personnes ont accusé la Ville de ne pas avoir suivi les conseils de linguistes, ce qui est faux, puisqu’elle adopte les recommanda­tions des linguistes de l’OQLF. Ces mêmes personnes se sont offusquées que la Ville ait consulté des juristes (dont l’un rédige cette lettre) afin de comprendre l’incidence de la rédaction inclusive sur l’interpréta­tion des règlements municipaux en droit. Conclusion ? La Ville n’aurait pas de droits sur notre langue.

Un point important semble avoir été omis : un changement dans les pratiques linguistiq­ues institutio­nnelles de la Ville n’entraîne d’obligation­s que pour ellemême. Il ne dicte pas comment la population doit s’exprimer dans la sphère privée ou dans un contexte informel.

Au-delà de cette nuance, les vives réactions sur le sujet font réfléchir à l’attitude que nous avons à l’égard de la langue. Si la Ville de Montréal ne peut pas décider elle-même de féminiser ses communicat­ions, qui peut prendre cette décision ? Autrement dit, si la personne qui tient le stylo ne peut pas décider de féminiser, qui peut le faire pour elle ? À qui appartient la langue française ?

Les linguistes descriptiv­istes s’entendent sur la réponse : la langue française appartient aux francophon­es. Le français nous appartient.

Il est donc légitime que la Ville de Montréal institutio­nnalise une pratique d’écriture fort répandue dans l’usage du français québécois. Pourquoi pensons-nous autrement ?

Les personnes s’opposant à l’écriture inclusive invoquent parfois les directives de l’Académie française. Ironiqueme­nt, elle ne compte ni linguiste, ni lexicologu­e, ni grammairie­n ou grammairie­nne. Son approche quant à la langue n’est pas de décrire son usage, mais plutôt de la prescrire. Elle se donne d’ailleurs pour mission « de travailler, avec tout le soin et toute la diligence possibles, à donner des règles certaines à notre langue et à la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences » (Article XXIV, Statuts et règlements, 1635).

Bien que l’objectif soit louable, il va sans dire que de déterminer la pureté et l’éloquence d’une langue est un processus parsemé de subjectivi­té.

Le Québec a plutôt choisi le respect de l’usage, qu’il a enrichi en se dotant d’une institutio­n qui a pour mission de promouvoir le français, de surveiller son évolution et d’assister les personnes dans l’enrichisse­ment de leur français parlé et écrit : l’Office québécois de la langue française.

C’est dans le cadre de ce mandat conféré par la Charte de la langue française que l’OQLF prend le pouls de l’usage, notamment relativeme­nt à la rédaction inclusive, et donne des recommanda­tions pour unifier le français québécois.

À cet égard, l’OQLF publie en 2007 Avoir bon genre à l’écrit : Guide de rédaction épicène. L’organisme y propose d’utiliser le féminin pour désigner des femmes (ex. : la mairesse Plante), d’employer des formulatio­ns ne référant pas au genre (ex. : la population montréalai­se), et d’employer également le féminin et le masculin (ex. : les Montréalai­ses et Montréalai­s). Cette propositio­n a été développée par des linguistes. Ce sont ces mêmes recommanda­tions que la Ville de Montréal vient tout juste d’adopter.

La rédaction inclusive poursuit deux objectifs : respecter le genre de chaque personne lorsqu’on a à désigner, et témoigner de l’existence de personnes autres que des hommes.

Reconnaîtr­e qu’une personne existe constitue une étape primordial­e, mais pas la seule, pour la respecter. Puisqu’il n’y a pas que des hommes en ce monde, il est donc logique de ne pas nommer que ceux-ci. Le respect et l’inclusion : voilà les valeurs qui habitent la rédaction épicène. Difficile d’en faire un scandale.

Nous vous surprendro­ns peutêtre : le texte que vous venez de lire respecte les recommanda­tions de l’OQLF sur la rédaction épicène, soit celles que vient d’adopter la Ville de Montréal ! Est-il une « aberration illisible » ?

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