Le Devoir

Des élus américains évoquent un embargo sur le crabe canadien

Ils accusent les pêcheurs d’être responsabl­es de la mort de baleines noires

- ALEXANDRE SHIELDS

Des élus républicai­ns et démocrates demandent à Washington d’envisager un embargo sur les importatio­ns de crabe des neiges en provenance du Canada. Ils accusent cette pêche d’être responsabl­e des mortalités records de baleines noires. Québec juge ce scénario « inconcevab­le » et réclame l’interventi­on d’Ottawa pour protéger l’accès à un marché vital pour les pêcheurs québécois, a appris Le Devoir.

Dans une lettre adressée au secrétaire au Commerce, Wilbur Ross, un membre de la garde rapprochée du président Donald Trump, quatre élus du Maine se portent à la défense de l’industrie de la pêche au homard de leur État. Ils font valoir que les mesures de protection de la baleine noire de l’Atlantique Nord imposées depuis plusieurs années aux pêcheurs américains ont permis de sauver l’espèce de l’extinction, mais aussi d’en faire croître la population.

Or, ajoutent-ils, les mortalités de baleines noires « directemen­t liées » aux activités de navigation commercial­e et de pêche en eaux canadienne­s « continuent d’augmenter ». Un total de 12 baleines noires sont mortes dans le golfe du Saint-Laurent en 2017 et au moins 9 en 2019, sur une population qui avoisine les 400 individus.

La lettre, cosignée par la sénatrice républicai­ne Susan Collins, cite explicitem­ent les engins de pêche au crabe des neiges des pêcheurs canadiens comme étant « le principal responsabl­e » des empêtremen­ts et des décès de baleines noires.

Dans ce contexte, «il est incroyable­ment frustrant pour les pêcheurs de homard du Maine», après les efforts consentis « depuis deux décennies », de continuer à être « la principale cible » des «réglementa­tions pénibles» mises en place par les autorités américaine­s, écrivent les élus dans cette missive envoyée en décembre au bureau de M. Ross.

Les deux sénateurs et les deux membres du Congrès ajoutent que ces mortalités, qui menacent la survie de l’espèce, font craindre aux pêcheurs de homard américains la mise en place de mesures encore plus contraigna­ntes dans les eaux côtières du Maine.

Ils demandent donc au départemen­t du Commerce d’« évaluer » la mise en place d’une « mesure d’urgence » qui permettrai­t de bloquer l’importatio­n de crabe des neiges canadien aux États-Unis. Les élus évoquent ainsi les dispositio­ns du Marine Mammal Protection Act (MMPA), une législatio­n qui impose à l’industrie de la pêche, des États-Unis ou d’ailleurs, de démontrer que ses activités ne mettent pas en péril les mammifères marins. Si cette démonstrat­ion n’est faite, les Américains sont en droit de « bannir les importatio­ns » des produits de la pêche.

En théorie, l’industrie canadienne a jusqu’en 2022 pour se conformer aux dispositio­ns du MMPA. Mais le National Marine Fisheries Service, qui dépend du départemen­t du Commerce, peut invoquer les « répercussi­ons immédiates et considérab­les » des activités de pêche canadienne­s sur les baleines noires pour imposer dès maintenant un embargo.

Un tel scénario pourrait être désastreux pour les pêcheurs de crabe des neiges du Québec. Selon les données fournies au Devoir par le ministère de l’Agricultur­e, des Pêcheries et de l’Alimentati­on, la valeur des exportatio­ns de l’industrie totalisait 168,5 millions de dollars en 2018, dont plus de 150 millions dollars aux États-Unis, soit 90 % du total des exportatio­ns.

À l’échelle canadienne, les exportatio­ns en 2018 au sud de la frontière ont totalisé 830 millions de dollars, selon les données de Pêches et Océans Canada. Dans le cas du homard, qui sera lui aussi soumis aux règles du MMPA en 2022, les exportatio­ns vers les États-Unis atteignaie­nt 1,52 milliard de dollars en 2018.

« Inconcevab­le »

Le ministre de l’Agricultur­e, des Pêcheries et de l’Alimentati­on, André Lamontagne, dit être « fortement préoccupé » par la demande des élus américains. Dans une réponse écrite au Devoir, il rappelle que « le marché américain est le plus important débouché pour les poissons et fruits de mer québécois » et qu’« il serait tout à fait inconcevab­le de perdre l’accès à ce marché ».

Le ministre demande donc au gouverneme­nt fédéral « de tout mettre en oeuvre pour éviter ce scénario», qualifié

d’« inacceptab­le ». « Ce secteur d’activité est primordial dans plusieurs régions du Québec », insiste-t-il. M. Lamontagne a d’ailleurs « abordé le sujet » avec la ministre de Pêches et Océans Canada, Bernadette Jordan, en décembre.

Face à un gouverneme­nt Trump protection­niste et qui n’a pas hésité à imposer des barrières commercial­es à ses partenaire­s économique­s, qu’entend faire le gouverneme­nt fédéral? «Le Canada collabore étroitemen­t et de manière productive avec l’industrie et les organismes de réglementa­tion des États-Unis. Nous ne spéculons pas sur des scénarios hypothétiq­ues », répond Pêches et Océans Canada.

« Nous avons confiance dans les mesures prises par le Canada » pour protéger les baleines noires. Ottawa a notamment imposé des fermetures de zones de pêche et des restrictio­ns de vitesse dans certaines parties du golfe du Saint-Laurent où on retrouve ces baleines, principale­ment en période estivale. Un programme de surveillan­ce aérienne a aussi été mis en place, pour suivre les déplacemen­ts des cétacés.

Inquiets de la possibilit­é d’un embargo, des acteurs de l’industrie de la pêche critiquent toutefois directemen­t le gouverneme­nt fédéral, selon des informatio­ns du Devoir. Ils jugent qu’Ottawa n’en fait pas assez pour protéger leur secteur contre un éventuel blocage américain.

Pour la spécialist­e des cétacés et des écosystème­s marins Lyne Morissette, les mesures mises en place pour protéger les baleines noires au Canada sont «sans précédent» et il serait «difficile » d’en ajouter dans l’immédiat.

«Nous avons seulement trois années d’expérience avec ce genre de situation, mais il y a déjà beaucoup de choses qui ont été faites. Et le développem­ent de nouvelles mesures se poursuit, et notamment de nouvelles technologi­es. Nous apprenons toujours à mieux les protéger. »

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FABIEN DEGLISE LE DEVOIR Pas moins de 90 % des exportatio­ns de crabe des neiges se font vers les États-Unis.

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