Le Devoir

Né en retard

Au carrefour est le récit touchant d’un homme atteint d’une légère déficience intellectu­elle

- YANNICK MARCOUX COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

André Gide a écrit un jour: «Les plus belles oeuvres des hommes sont obstinémen­t douloureus­es. Que serait le récit du bonheur? Rien, que ce qui le prépare, puis ce qui le détruit, ne se raconte.» Il faut se méfier de ces citations pontifiant­es qui, du haut d’une apparente justesse, flottent au-dessus du monde. Le plus récent roman jeunesse de Jean-François Sénéchal, Au carrefour, montre bien qu’une histoire peut être bouleversa­nte dans le bonheur du quotidien, sans convoquer les grands fracas.

C’est que la vie n’est jamais vraiment ordinaire, surtout celle de Chris, «né en retard». Sa mère est partie quand il a eu 18 ans, «peutêtre parce qu’elle aimait trop sa liberté», et c’est à elle qu’il s’adresse en narrant cette vie nouvelle: «Moi, je parle souvent de toi, en plus que je te parle tout le temps dans ma tête. Je suis pas capable de m’en empêcher, maman, c’est pas de ma faute. Faut croire que je serais pas capable de vivre sans toi pantoute. »

Grands et petits moments

Il semble qu’il y arrive, concierge du bâtiment dans lequel il partage un loyer avec son amoureuse, Chloé: «On se débrouille bien, Chloé pis moi, sans monde normal pour nous aider dans l’appartemen­t.»

En réalité, ils sont nombreux à veiller sur lui. Son père, revenu d’une longue absence, Joe, son parrain adoptif, Brigitte la mère de Chloé, et puis madame Sylvester, la propriétai­re du bâtiment: «Vraiment quelqu’un de pas comme les autres. »

Ces anges gardiens, qui s’ajoutent à ses copains et connaissan­ces, peuplent ses jours de grands et de petits moments. La vie et ses obstacles lui offrent plusieurs défis, mais Chris, ouvert au hasard des rencontres humaines, s’ancre dans le moment présent.

Il admet volontiers sa différence et, en vérité, c’est plus grand que nature qu’il nous apparaît: «Le monde arrête d’être gêné quand il commence à me connaître. Il se rend compte que je suis pas gênant pantoute, pis que je suis capable de jaser comme n’importe qui d’autre.»

Ce roman, très tendre, est la suite narrative de Boulevard, paru en 2016, mais il n’est pas nécessaire de l’avoir lu pour être happé. Jean-François Sénéchal se révèle habile à nous interroger de façon inattendue.

D’un regard oblique, inhabituel sur le monde, il porte une réflexion lumineuse sur la liberté, l’engagement, la résilience et l’altérité. Les personnage­s secondaire­s y sont nombreux, mais chacun d’eux est pétri d’une humanité qui lui est propre, complexe.

La force de la solidarité

Au carrefour est le récit d’un bonheur, simple ou compliqué, préservé par la force de la solidarité. Couvé de bienveilla­nce, cet univers met en scène des interactio­ns, abondantes et spontanées, qui soulignent l’importance de liens humains forts: «L’amour, quand on en manque, c’est dur d’en trouver après, parce qu’on dirait que c’est jamais assez. » Franchemen­t touchant.

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JULIE DUROCHER Le roman de Jean-François Sénéchal montre bien qu’une histoire peut être bouleversa­nte dans le bonheur du quotidien.
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Au carrefour ★★★ 1/2 Jean-François Sénéchal, Leméac, Montréal, 2018, 315 pages

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