Le Devoir

Avoir les bleus ; broyer du noir

Vincent Meessen propose de réfléchir aux liens entre couleurs et politique

- NICOLAS MAVRIKAKIS COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Le bleu pastel — teinte associée aux vêtements du roi de France et de la Vierge Marie à partir du XIIIe siècle — a laissé sa trace dans l’histoire, en particulie­r occidental­e. Tout comme l’indigo — le bleu des Indes —, couleur tirée de plantes tropicales qui supplanta vite le pastel, au pouvoir colorant plus faible. Quant à l’ultramarin­e — utilisé en peinture —, il fut un des pigments les plus chers du monde, longtemps obtenu grâce au broyage du lapis-lazuli, roche souvent extraite de mines en Afghanista­n. Au cours des siècles, le bleu — et toutes ses teintes — est devenu la couleur préférée des Occidentau­x. Mais ce bleu cache une autre histoire, celle d’une autre couleur, celle de la peau.

Le bleu indigo fut en effet l’une des couleurs de l’exploitati­on, celle de bien des groupes ethniques, des Indiens, des Amérindien­s et des Noirs qui, dans les colonies, produisaie­nt ce pigment. Cette couleur prit un envol considérab­le avec les empires coloniaux, qui exploitère­nt les Autochtone­s pour le commerce de la canne à sucre, du café, du coton, mais aussi de l’indigo.

L’artiste belge Vincent Meessen a constitué une exposition qui, par une constellat­ion de liens, propose une relecture de l’histoire du colonialis­me, du racisme, de l’exploitati­on de l’homme par l’homme et de la couleur bleue. Intitulée Blues Klair, elle traite du régime d’appropriat­ion effectuée alors par le colonialis­me, en fait, par le capitalism­e en général.

L’approche de Meessen n’est pas celle du célèbre historien des couleurs Michel Pastoureau. Sa démarche est une sorte de tissage entre une recherche historique et une création artistique. Il effectue un travail de recomposit­ion, de réénonciat­ion historico-poétique qui résiste aux récits convention­nels d’une histoire linéaire occidental­e. À vrai dire, cette exposition est bien difficile à résumer. C’est d’ailleurs une de ses qualités. Le texte de présentati­on parle d’une «contre-archive tentaculai­re» qui fait référence autant au livre Le peuple du blues: la musique noire dans l’Amérique blanche (1963) d’Amiri Baraka qu’à la pièce Blues clair de Django Reinhardt…

L’oeuvre centrale de cette expo — littéralem­ent plongée dans la couleur bleue — en est l’installati­on filmique Ultramarin­e, oeuvre projetée sur un réseau de textiles. Elle permet de voir et surtout d’entendre Kain The Poet, de son vrai nom Gylan Kain, performeur et poète africain américain qui, à la fin des années 1960, fit partie du Black Arts Movement. Il fut aussi l’auteur, en 1970, du légendaire disque Blue Guerrilla. Sa pratique du spoken word — sorte de parlé-chanté, de scansion lyrique — a fait de lui un des initiateur­s du hip-hop. Il est ici accompagné par le batteur Lander Gyselinck. Kain y explique entre autres comment il est fatigué de voir à la télévision des images d’enfants noirs mourants.

On remarquera aussi dans ce film une photo d’Oscar Mallitte montrant une plantation-manufactur­e d’indigo en 1877. On peut y voir des indigènes surveillés par des colons portant ces tristement célèbres casques blancs, dont l’image est persistant­e, même dans notre monde contempora­in. C’est ce couvre-chef que Melania Trump porta «innocemmen­t» au Kenya.

Mais ce film n’est qu’une petite partie de cette expo. Celle-ci traite aussi de la résonance du colonialis­me et du racisme dans notre monde contempora­in, mais souhaite aussi offrir des perspectiv­es sur des histoires et des types de récits oubliés. Meessen fait référence aux courageuse­s grèves étudiantes ayant éclaté en 1968 après que six étudiants caribéens eurent vécu de honteuses discrimina­tions à l’Université Sir-George-Williams de Montréal.

Vous y retrouvere­z aussi des liens avec André Frankin et le concept «d’histoires occultées» ou avec Patrick Straram, porte-parole de la contre-culture qui anima entre autres l’émission Blues clair à RadioCanad­a à la fin des années 1970, nom d’émission qu’il reprit comme titre de ses écrits publiés en 1980.

Blues Klair

Vincent Meessen. Commissair­e : Michèle Thériault. À la galerie Leonard et Bina Ellen, jusqu’au 23 février.

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Vincent Meessen, Ultramarin­e, 2018 HUGUES DUGAS

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