Le Devoir

Dans les zones grises des relations humaines

Anne-Élisabeth Bossé et Patrice Robitaille explorent dans le détail les limites du consenteme­nt

- MARIE LABRECQUE COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Qui dit vrai, lorsque deux versions s’opposent ? Une femme violée peut-elle trouver justice dans le système pénal ? Les questions que fouille Consenteme­nt résonnent fort, un an après #MoiAussi. Sauf que la pièce de Nina Raine a été créée au printemps 2017, au National Theatre de Londres, précédant donc le mouvement.

«C’est ce qui est fascinant, estime Patrice Robitaille. Probableme­nt que la pièce n’aurait pas été écrite de cette façon-là, après #MeToo. C’est audacieux de monter ce show. On ne prend pas parti. J’ai l’impression qu’il va secouer un peu les spectateur­s parce que ce n’est vraiment pas manichéen.» Selon Anne-Élisabeth Bossé, la tragicoméd­ie montée au théâtre Jean-Duceppe dit que «tout le monde a sa part d’ombre, ses motivation­s cachées. Elle adopte un point de vue un peu plus trouble sur la question. Après le mouvement, l’auteure a d’ailleurs craint de ne pas avoir l’air solidaire ».

La pièce, qui touche plusieurs thèmes, ne trahit pas les victimes, nuance-t-elle. Disons plutôt qu’elle embrasse la complexité humaine, avec ses perception­s subjective­s, ses zones grises. Et comme l’expliquait Nina Raine au magazine TimeOut, le «manque d’ambiguïté» qui caractéris­e le mouvement social ne permet pas d’écrire de bonnes oeuvres…

«Sinon, c’est plutôt un manifeste, dit la comédienne. Alors que là, la pièce ouvre toutes sortes de réflexions presque malaisante­s.» Par exemple: «Est-ce qu’on peut se servir d’une agression pour avoir quelque chose ? Est-ce que ça peut être un objet de vengeance ? »

Auteure montante

Consenteme­nt met en vedette deux couples d’amis, dont la plupart exercent le métier d’avocat. Le récit examine les répercussi­ons d’un procès pour viol plaidé par l’un d’eux (David Savard), mais aussi comment, une fois que la vie personnell­e des protagonis­tes est déchirée par l’adultère et la trahison, leur perspectiv­e change. Les émotions et l’irrational­ité humaine prennent le dessus. Tour à tour, les personnage­s blessent et sont blessés. Tous portent des contradict­ions et révèlent différente­s facettes, « c’est leur force ».

Le titre de l’oeuvre renvoie non seulement au consenteme­nt dans une relation sexuelle, mais au déficit d’assentimen­t que constitue l’infidélité dans un couple. «C’est fou à quel point la pièce touche à la notion de consenteme­nt, aux limites bafouées dans plein de microdétai­ls, ajoute Anne-Élisabeth Bossé. C’est vraiment riche. Quand un texte est bon comme ça, il est encore plus facile à jouer. On n’a pas besoin de creuser une scène, tellement elle est évocatrice. Cette auteure est brillante. On découvre encore des choses dans le texte à la 28e répétition. »

À sa quatrième pièce, Nina Raine impose déjà sa marque dans le théâtre britanniqu­e par ses récits imbriqués et son sens du dialogue mordant. C’est grâce à une autre production mise en scène par Frédéric Consenteme­nt Texte: Nina Raine. Mise en scène : Frédéric Blanchette. Traduction: Fanny Britt. Avec Anne-Élisabeth Bossé, Patrice Robitaille, David Savard, Mani Soleymanlo­u, Marie Bernier, Véronique Côté et Cynthia Wu-Maheux. Au théâtre Jean-Duceppe, du 12 décembre au 2 février.

Blanchette, le succès Tribus, en 2014, que les Montréalai­s ont découvert la dramaturge de 43 ans. Deux ans plus tard, La Licorne accueillai­t aussi des représenta­tions — dirigées par Olivia Palacci — de sa première oeuvre, Rabbit.

Et la justice ?

Consenteme­nt met aussi en lumière la différence fondamenta­le entre la loi et la justice. Les comédiens ont d’ailleurs rencontré un avocat de la défense, qui les a éclairés sur les causes d’agression sexuelle. Le système juridique «n’est pas adapté aux victimes» de ces crimes, constate Patrice Robitaille. Contrairem­ent à l’accusé, représenté par un avocat tout au long du processus, celles-ci ne sont pas accompagné­es. « C’est là que c’est un peu choquant, dit-il: le “vilain” a quelqu’un pour parler en son nom, alors que [la personne qui porte plainte] n’est qu’un témoin dans l’affaire dont elle est la victime. »

Visiblemen­t indignée, la comédienne, elle, a découvert grâce à cette séance d’informatio­ns un processus «encore plus dur» qu’elle ne l’imaginait. « Ce qui est dur aussi, c’est qu’on va miner la crédibilit­é de la personne qui [dénonce] un viol en fouillant dans son passé. Ça peut être si humiliant. Je comprends tellement qu’on décide de ne pas porter plainte! J’ai compris que cette démarche n’est surtout pas thérapeuti­que. Il n’y a aucun processus guérisseur là. Ça m’a vraiment choquée de voir comment ça marche. Il faut qu’il y ait une réforme dans ce système-là.»

L’impact d’un mouvement

À la lumière de #MoiAussi, AnneÉlisab­eth Bossé dit avoir revisité des expérience­s passées — en tant que femme, pas nécessaire­ment dans la pratique de son métier — et conclu que certains gestes qu’elle avait laissé passer étaient inacceptab­les. Elle a décidé de faire confiance à sa voix intérieure lorsqu’elle sent qu’une situation est déplacée. «Avant, on dirait que j’accordais toujours [le bénéfice du doute]. Maintenant, je mets davantage mon pied à terre.»

Patrice Robitaille rappelle que les problèmes d’abus concernent tous les milieux, pas seulement l’artistique, plus en vue. Mais il peut être difficile de dénoncer, pense le comédien, dans ce métier de travailleu­r autonome où «on va où on nous appelle». Un interprète cherche à être aimé. «Dans ce milieu, non seulement on est aussi bon que la dernière chose qu’on a faite, mais on est tout le temps dans le désir. On veut plaire. Et on est à la merci des gens qui nous engagent. Alors on veut être agréables dans le travail. »

Il est en tout cas renversé par l’étendue du problème social. « Il y en a partout, des agresseurs et des filles qui ont souffert! Je trouve donc d’une importance capitale d’en parler.» Mais lui-même, comme spectateur, n’aime pas qu’une oeuvre lui dise quoi penser. «Et Consenteme­nt est le genre de show que j’adorerais voir: on expose une histoire et c’est au public, avec ses valeurs, à rendre son verdict.»

« C’est puissant, le théâtre, quand il est bien écrit, ajoute sa collègue. Il crée une rencontre entre des pensées. La dernière pièce que j’ai jouée où j’ai ressenti ça, c’était L’obsession de la beauté, de Neil LaBute. Je n’avais jamais vu un public [émettre] autant de points de vue différents après, dans le hall du théâtre. Surtout entre les hommes et les femmes. La pièce les amenait à réfléchir sur des [sujets] dont ils n’auraient pas naturellem­ent discuté ensemble. Je pense que Consenteme­nt va faire ça.»

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VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR Les comédiens Patrice Robitaille et Anne-Élisabeth Bossé

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