Le Devoir

La danse, hors du spectacula­ire

Des réflexions collective­s animées par La 2e Porte à Gauche font l’objet d’un essai dansé

- MÉLANIE CARPENTIER COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Du beau, du divertisse­ment, de l’émotion. Voilà des étiquettes rébarbativ­es qu’on colle encore aux oeuvres de danse pour en faire des produits culturels. Et si l’on permettait à la danse de s’extirper de la marchandis­ation des arts du spectacle et de se montrer autrement que sous la forme d’un produit fini servant d’échappatoi­re au réel ?

Mis en oeuvre par la danseuse Katya Montaignac, Attabler est un objet atypique proche de l’essai chorégraph­ique qui fait se télescoper gestes dansés, prises de parole, images plastiques et fragments de texte. Fidèle à l’esprit de la compagnie de faire déborder la danse de ses cadres habituels, la principale tête pensante de La 2e Porte à Gauche s’est associée à l’artiste visuelle et performeus­e Nadège Grebmeier Forget pour codiriger ce projet inédit et élaboré sur la longue durée.

Les deux directrice­s artistique­s et leurs collaborat­rices — Emma-Kate Guimond, Hanako Hoshimi-Caines et Véronique Hudon — ont tiré matière d’une série de séminaires menée sur deux ans à l’Agora de la danse. Un cadre où des artistes aux bagages pluridisci­plinaires ont pu mettre leurs idées sur table et réfléchir autour d’une question de base: «Qu’est-ce que la danse produit (d’autre)?» En se livrant à l’exercice de penser à partir de la danse, chaque participan­t a laissé sa trace dans le processus de

création; d’où les présences fantomatiq­ues et les citations invisibles qui viendront teinter les performanc­es des cinq femmes.

Une formule parallèle

«Ce qui m’intéressai­t à l’origine, c’était d’imaginer le format du spectacle de danse d’une manière plus large et de regarder la danse par des prismes différents et élargis, explique Mme Montaignac. En danse, on a tendance à répéter certains patterns.À La 2e Porte à Gauche, on a toujours travaillé à nous interroger sur ces habitudes, à les modifier et à changer les modalités de réception des oeuvres. Notre pari était de mettre la situation de partage de nos pratiques et de nos rituels en amont de la création et de laisser le public en être témoin. »

En se défaisant du dispositif à l’italienne et de la boîte noire, les créatrices ont imaginé un dispositif plus malléable proche de celui de la galerie et adoptant la forme d’un 5 à 7. Il s’agit pour elles de déjouer les codes ordinaires du spectacle, de proposer un type de relation plus engageante entre spectateur et performeur et de mettre en valeur ce qui est habituelle­ment édité de la création pour faire un spectacle: «On ne s’est pas attachées à l’idée de lisser et de polir un spectacle. Pour nous, l’oeuvre déborde du temps de la performanc­e. C’est à la fois un prolongeme­nt et

On ne s’est pas attachées à l’idée de lisser et de polir un spectacle. Pour nous, l’oeuvre déborde du temps de la performanc­e. C’est à la fois un prolongeme­nt et une trace de nos échanges et de nos relations, qu’on a voulu » rendre visibles sous différente­s formes.

KATYA MONTAIGNAC

une trace de nos échanges et de nos relations, qu’on a voulu rendre visibles sous différente­s formes.»

Assumer le dissensus

«On est dans un monde qui bouge super vite et qui produit énormément. Un des thèmes qui revenaient dans nos temps de recherche était l’éthique du “care” et le fait de prendre soin. On s’est donc permis de prendre le temps d’explorer sans que la création d’une oeuvre devienne une finalité en soi», affirme Nadège Grebmeier Forget, pour qui le fait de travailler en collectif transforme foncièreme­nt l’approche et pose de nouveaux enjeux de responsabi­lité partagée. Par leur prise de position, les artistes entrent en tension par rapport aux modes de fonctionne­ment et aux impératifs de production de l’institutio­n qui les accueille. L’idée de résistance, un des principaux sous-thèmes de leur recherche, s’inscrit ainsi à même la forme de l’essai dansé.

«Il est vrai que ce projet est pour nous une façon de résister, même si on se méfie beaucoup de ce terme-là, parce qu’on le trouve un peu galvaudé et presque à la mode. Comme artistes, résiste-t-on encore aujourd’hui? Si oui, comment?» se demande Katya Montaignac, soulignant que le terme «résistance» sert de plus en plus de faire-valoir marketing. Préférant écarter la prétention de la résistance par l’art de leur discours, les deux complices ont voulu traiter cet enjeu en l’élargissan­t à notre société contempora­ine. Les réflexions livrées sur ce point dépassent les pratiques artistique­s et s’étendent également à la sphère personnell­e: «On sait que le milieu de l’art est très surproduct­if, mais même dans nos vies personnell­es, on retrouve à différents degrés ce même impératif de dépassemen­t de soi, de devoir doublement s’afficher, de briller, d’être présent et visible. »

Au fil de ce processus collectif est apparue la nécessité de laisser des interrogat­ions en suspens et de ne pas chercher à tout prix de consensus, mais d’au contraire, laisser résonner les dissensus provenant de la diversité des points de vue des participan­ts aux séminaires. Cette pluralité est un point auquel tient la directrice sortante de La 2e Porte à Gauche, car pour elle, plus il y a de voix, plus l’oeuvre gagne à montrer les façons différente­s d’entrevoir la création et d’entreprend­re le mouvement.

Attabler

Création et performanc­e: Katya Montaignac, Nadège Grebmeier Forget, Emma-Kate Guimond, Hanako Hoshimi-Caines et Véronique Hudon. Présenté par l’Agora de la danse. À l’édifice Wilder – Espace Danse, du 5 au 8 décembre.

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Attabler, un projet inédit.
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MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR La danseuse Katya Montaignac s’est associée à l’artiste visuelle et performeus­e Nadège Grebmeier Forget pour codiriger

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