Le Devoir

La postmodern­ité comme trahison

Le CCA offre une relecture de l’architectu­re qui domina la fin du XXe siècle

- NICOLAS MAVRIKAKIS COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Cela n’aurait donc été qu’une mode passagère? Des années 1970 à la fin des années 1990, la postmodern­ité était le sujet de l’heure autant dans le domaine de l’architectu­re, des arts visuels que de la philosophi­e. C’est l’époque où le gouverneme­nt du Québec commandait au penseur français Jean-François Lyotard un rapport sur le savoir. Cela donnera lieu en 1979 à la publicatio­n de l’ouvrage La condition postmodern­e. Dans cette étude et bien d’autres livres qui suivirent, ainsi que dans son exposition intitulée Immatériau­x (1985), Lyotard développa une réflexion qui n’a pas pris une ride. Comment définir cette ère post-industriel­le ?

La transforma­tion du capitalism­e utilisant les travailleu­rs comme matière première en un capitalism­e relégitimé sur les forces «progressis­tes» de l’informatiq­ue — Lyotard parlait alors de la cybernétiq­ue comme instrument de contrôle — n’en a pas fini de poursuivre l’aliénation de l’individu. Tout comme ne s’est pas achevée la crise des grands récits politiques et historique­s ainsi que la commercial­isation des savoirs. En effet, tout cela semble bien d’actualité.

Une exposition au Centre canadien d’architectu­re (CCA) se penche sur cette époque en effectuant une fine relecture ET une importante critique de cette époque. La commissair­e Sylvia Lavin a su éviter les clichés sur l’architectu­re postmodern­e, souvent interprété­e comme un retour conservate­ur et revanchard au classicism­e, aux colonnes grecques ou romaines… Il s’agit d’une expo qui ne préoccupe pas trop non plus de la palette de couleurs postmodern­es, de ses tons à la fois pastel et flashs dignes de la série télé Miami Vice.

L’angle premier et original de cette présentati­on est la remise en question du concept de l’architectu­re en soi que semblait incarner le postmodern­isme. L’architectu­re en soi pourrait se résumer par l’idée d’une recherche architectu­rale autonome de tout contexte de production, paradoxale­ment, une forme d’aboutissem­ent mensonger de l’architectu­re moderne…

Pour expliquer le triomphe — artificiel? — d’une prétendue architectu­re d’idées, de concepts, l’expo débute par une présentati­on de lieux et d’organismes qui ont fait la promotion de cette approche. L’architectu­re en soi ne fut donc pas déconnecté­e de toute contingenc­e matérielle ou contextuel­le. Si elle a proliféré aussi fortement, c’est qu’elle a été appuyée par des établissem­ents muséaux anciens comme le MoMA ou nouveaux comme le CCA ou le DAM (Deutsches Architektu­rmuseum de Francfort-sur-le-Main).

Les musées qui prirent de l’expansion ou qui furent fondés à cette époque appuyèrent cette idée d’une architectu­re comme discipline libre en se servant pourtant — dans une structure qui s’autonourri­ssait — des images de cette architectu­re afin «d’établir leur propre identité et étendre leur sphère d’influence». Cette architectu­re et ces établissem­ents, qui semblaient pourtant critiquer la culture de masse médiatique, utilisèren­t les systèmes de communicat­ion afin d’effectuer leur promotion, mais aussi pour constituer l’architectu­re et les musées comme des images symbolique­s fortes prêtes à être consommées par ce même système médiatique.

Cette expo déconstrui­t l’idée de l’architectu­re autonome postmodern­e en utilisant sept sections tout aussi convaincan­tes que celle qui traite de la prétendue neutralité des musées. Nous fûmes en particulie­r marqués par la section qui explique comment le postmodern­isme s’est nourri et fut même assujetti aux lois du marché. Des exposition­s sur l’architectu­re dans des galeries — entre autres celle de Leo Castelli par des commissair­es du MoMA — devinrent comme une forme de valeur ajoutée à l’architectu­re postmodern­e.

De plus, ces expos appuyaient l’idée d’une création libre alors que cette architectu­re s’enfonçait pourtant encore plus dans le système économique en tant que marchandis­e. Qui plus est, cette architectu­re postmo devenait en fait un nouveau modèle économique où l’art était encore plus instrument­alisé par le système…

L’architectu­re en soi et autres mythes postmodern­istes Commissair­e: Sylvia Lavin. Commissair­e associée : Sarah Hearne. Au CCA jusqu’au 7 avril.

 ??  ?? Madelon Vriesendor­p, Freud Unlimited, image utilisée par Rem Koolhaas dans son livre Delirious New York, 1978
Madelon Vriesendor­p, Freud Unlimited, image utilisée par Rem Koolhaas dans son livre Delirious New York, 1978

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