L’année des premières
Marie-Renée Lavoie raconte le premier char, le premier amour et le premier deuil
Il suffit d’un roman bourré de lieux communs et de phrases toutes faites pour que nous nous engagions à maudire pour toujours ces écritures prétendant offrir au monde un miroir fidèle.
Et il suffit pourtant d’un livre comme Les chars meurent aussi, de Marie-Renée Lavoie, pour se laisser à nouveau avoir par la belle et mystifiante imposture d’un roman réaliste rempli de personnages qui réchauffent le coeur grâce à leurs manies et à leurs inquiétudes si familièrement singulières.
1993. Laurie, 19 ans, étudie au cégep, prend soin de Cindy, une gamine du quartier laissée à ellemême, et travaille dans un restaurant italien en carton-pâte sur le boulevard Hamel. Sa mère gagne sa vie comme surveillante d’une guérite de stationnement, son père comme garagiste. Elle est cette typique enfant de la classe moyenne vouée à des études universitaires et à une vie différente de celle de ses parents, qui s’en réjouissent.
Une langue gracieuse
Les quelques mois que raconte le quatrième roman de l’auteure d’Autopsie d’une femme plate sont donc ceux de plusieurs premières: premier amour, premier deuil et première voiture, une Poney orange menaçant sans cesse d’avoir roulé son dernier kilomètre. Ils sont aussi ceux de l’apprentissage d’un monde où l’idiotie de l’injustice résiste même après qu’on l’a pointé du doigt et où l’amour angoisse au moins autant qu’il permet de s’épanouir.
Une trame pas forcément novatrice, que l’écrivaine sauve sans cesse des clichés à l’aide d’une langue gracieuse qui, tout en jalousant sa limpidité, se garde des images éculées et des occurrences élimées.
Marie-Renée Lavoie met en lumière avec une rare bienveillance un Québec généreux qui connaît ses limites, mais qui refuse d’y faire prospérer sa colère. Elle nomme avec une perspicacité aussi rare les sentiments contraires naissant chez celle qui souhaite infléchir sa trajectoire, tout en craignant de renier par le fait même son milieu.
«Je venais tout juste de découvrir, en le formulant pour la toute première fois de ma vie, que je ne voulais pas ça, que je ne voulais pas finir là. […] Que j’avais établi, à mon insu, une hiérarchie sociale qui plaçait ma mère tout au fond. Que j’avais peur de ce fond comme d’une maladie honteuse. Et que j’avais confusément honte de ma peur», confie la jeune narratrice, au sujet du boulot ennuyant de sa maman.
Si les livres qui laissent entendre que tout finit toujours par s’arranger colportent des mensonges à condamner, Les chars meurent aussi demeure du côté de la vérité grâce à la tendresse bourrue qui le traverse.
Les heures que requiert la lecture d’un roman, calculées puis inscrites par la mère de Laurie dans la page de garde de chacun d’entre eux, permettent d’alléger momentanément la banalité du réel, mais surtout de mieux connaître la nature humaine.
La densité de ses personnages suggère que Marie-Renée Lavoie la connaît très bien, et l’espoir qu’elle choisit d’embrasser ressemble ainsi moins à un acte de foi aveugle qu’à la conviction que les liens qui unissent les gens peuvent garder longtemps sur la route même les voitures les plus maganées.