Le Devoir

Un vieil amour de la langue française

- CHRISTIAN RIOUX À EREVAN

Le XVIIe sommet de la Francophon­ie se tient cette année en Arménie, un pays millénaire qui porte le lourd fardeau du premier génocide du XXe siècle et qui est aujourd’hui en pleine crise démocratiq­ue. Le Devoir est allé à la rencontre de ces Arméniens qui cultivent, encore aujourd’hui, un amour profond pour la langue française.

Aux environs de la soixantain­e, Zara se souvient comme si c’était hier du premier spectacle de Charles Aznavour à Erevan. C’était en 1964, « j’avais sept ans, on n’en revenait pas de la liberté de cet homme. Il montait sur scène simplement, enlevait sa veste et défaisait sa cravate pour chanter. Il n’avait rien de théâtral. Et puis, cette langue française. C’était tellement beau!» Pourtant, Zara ne possède que quelques rudiments de français. Juste assez pour dire « Ma chanson préférée, c’est La baraka ».

Alors, pourquoi tenir un sommet de la Francophon­ie dans un pays qui parle si peu le français ? La plupart des Arméniens répondront que, s’ils ne parlent pas français, ils l’aiment ! D’ailleurs, sur la petite place Aznavour d’Erevan où Zara est venue rendre un dernier hommage à son idole, il suffit

de parler français pour se faire arrêter par un passant au son de «vive la France! Vive la langue française!». Quelques mots français suffisent aussi pour susciter le sourire d’une vendeuse, même si elle n’y comprend rien la plupart du temps et qu’il faut rapidement passer à l’anglais.

« L’anglais, c’est utile, mais ça ne suffit pas », dit Yeranuhi Yandyan qui termine un doctorat en droit à l’Université française d’Erevan et parle un français à en faire rougir plus d’un. Ce qui ne l’empêche pas de parler aussi l’anglais, le russe et d’avoir commencé à étudier l’allemand. « Le droit français est proche du droit arménien, ditelle. C’est pourquoi le français m’est très utile. Ici, beaucoup d’employeurs considèren­t la connaissan­ce du français comme un plus. » Yeranuhi a essayé en vain de lire Stendhal, mais elle lit Françoise Sagan sans problème. Il va sans dire qu’elle et ses amies connaissen­t toutes les chansons d’Aznavour par coeur.

Yeranuhi étudie à l’Université française en Arménie (UFAR), l’une des plus réputées de la capitale, avec les université­s russe et américaine. Ses 1100 étudiants se recrutent parmi l’élite du pays et se destinent à des postes de cadres dans de grandes entreprise­s arménienne­s ou étrangères. La majorité des étudiants ne parle pas français au moment de l’inscriptio­n, dit le recteur Jean-Marc Lavest, dont l’université a connu l’an dernier une augmentati­on de 30% des inscriptio­ns. Pour le sommet de l’Organisati­on internatio­nale de la Francophon­ie (OIF), il a mis 400 de ses étudiants à la dispositio­n du ministère des Affaires étrangères afin d’accompagne­r les délégation­s. La semaine dernière, lorsqu’ils ont appris le décès de Charles Aznavour, 300 d’entre eux sont spontanéme­nt allés grimper les monumental­es marches des Cascades qui mènent au petit musée Charles Aznavour qui surplombe la ville.

« La filière française est considérée ici comme une filière d’excellence », dit M. Lavest. C’est d’autant plus vrai qu’avec la disparitio­n du bloc soviétique, le système public s’est effon-

30 %

Hausse de l’inscriptio­n l’an dernier à l’Université française en Arménie

dré. Ce pays qui était la Silicon Valley de la région comptait les meilleurs centres universita­ires et formait des diplômés de très haut niveau. Ceux-ci parlaient souvent un français impeccable, sans pourtant avoir jamais quitté le bloc soviétique.

« Premier royaume chrétien, l’Arménie est un pays millénaire où l’on parle facilement plusieurs langues, dit le recteur. Sur l’ancienne route de la soie, elle a été au coeur des influences perse, ottomane, russe et européenne. Ce n’est pas un hasard si c’est ici qu’on a fait les premiers dictionnai­res. »

Comme plusieurs autres pays membres de l’OIF, l’Arménie a signé en 2012 à Kinshasa un «pacte linguistiq­ue » par lequel elle s’engageait à favoriser l’apprentiss­age et la promotion du français. Une dizaine d’établissem­ents d’Erevan et de Gyumri, la seconde ville du pays, offrent des cours de français qui vont d’une heure par semaine en première année à 6 heures par semaine en 12e. Le français est aussi devenu la troisième langue seconde des écoles publiques, les premières étant évidemment le russe et l’anglais. Selon les chiffres officiels, on aurait assisté à une augmentati­on de 14% des inscriptio­ns entre 2012 et 2015.

Mais, en Arménie, l’attachemen­t à la langue française se double d’un attachemen­t historique à la France. Ce n’est pas un hasard si le gisant du dernier roi d’Arménie, Léon V de Lusignan, se retrouve à côté de ceux des rois de France à la Basilique Saint-Denis, en banlieue de Paris. Au XIXe siècle, le nationalis­me arménien sera largement inspiré par les philosophe­s des Lumières et la Révolution française. Au début du XXe siècle, les intellectu­els arméniens considérai­ent Paris comme leur capitale. Avant et après le génocide (1915), le peuple arménien comptera parmi ses principaux défenseurs des hommes comme Jaurès, Clemenceau et Anatole France. Les réfugiés prendront souvent la direction de la France, du Canada, de la Belgique ou du Liban. « Il n’y a pas un Arménien qui n’a pas un parent dans un pays francophon­e », dit M. Lavest.

« Le français parle au coeur »

Cette complicité ne s’est jamais démentie. Le romancier et scénariste David Mouradian me tend le vieux Guide de conversati­on aux pages jaunies dans lequel son père a appris le français en 1929. «Je le conserve précieusem­ent. Vous savez, de Hugo à Saint-Exupéry, la littératur­e française a été notre école », dit celui qui dirige aujourd’hui l’Institut du cinéma et de théâtre d’Erevan. Son siège se trouve comme par hasard rue Henri Verneuil. Avant de faire tourner Fernandel, Belmondo et Ventura dans quelques chefs-d’oeuvre, Verneuil avait été un réfugié arménien arrivé à quatre ans au quai de la Joliette à Marseille.

« Aujourd’hui, il y a l’anglais évidemment, dit David Mouradian en s’allumant une cigarette comme un comédien des années 1960. Mais c’est surtout pour faire de l’argent. Avec le français, il y a une connexion intime, un rapport à la littératur­e et à la poésie. Après avoir pris un verre, mon père, qui était comédien, chantait des chansons en français et récitait du Musset. Vous savez, le français, ça parle au coeur ! »

À leur façon, les Arméniens sont aussi le peuple du livre. Au Ve siècle, alors que s’effondre le premier Royaume arménien, divisé entre Byzance et la Perse, les Arméniens se donnent un alphabet distinct. « C’est grâce à lui et à notre religion que nous avons survécu à toutes les dispersion­s, dit David Mouradian. On comprend l’importance de la culture. »

C’est pour transmettr­e ce lien avec la culture française que David Mouradian organise chaque année une semaine du cinéma français à Erevan. « Mais il faudrait plus d’actions concrètes et des politiques plus incitative­s en faveur du français », dit Garine Hovsepian, une Québécoise qui a grandi à Cartiervil­le. Il y a trois ans, en prenant mari, elle est venue s’installer dans le pays de ses parents qui, via la Grèce et la Syrie avaient quitté le Liban pour le Québec en 1973. Aujourd’hui doyenne de la faculté de droit de l’UFAR, elle raconte qu’elle a toujours été tiraillée entre ses deux appartenan­ces. « J’ai toujours voulu contribuer au développem­ent de l’Arménie. »

Même si les Arméniens ne parlent pas beaucoup français et s’il reste beaucoup à faire, elle constate que la Francophon­ie se renforce en Arménie. « Vous savez, les Arméniens ont la francophil­ie quelque part dans leur ADN. »

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SERGEI GRITS ASSOCIATED PRESS De jeunes Arméniens déploient un drapeau de leur pays.

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