Un juge en déficit de crédibilité
Les premières minutes du témoignage de Christine Blasey Ford, jeudi, devant la Commission judiciaire du Sénat, étaient bouleversantes. Elle n’oubliera jamais que Brett Kavanaugh et son copain Mark Judge riaient profusément en l’agressant, ce soir de l’été 1982, dans une chambre à l’étage d’une maison cossue du Maryland. Le récit qu’elle a fait des événements aura mis en lumière de façon poignante une vérité essentielle : à savoir que la violence sexuelle cause des blessures profondes et indélébiles. Mme Blasey ne peut pas ne pas avoir inspiré énormément d’empathie parmi les millions de personnes, femmes et hommes, qui l’ont écoutée.
Le candidat à la Cour suprême de Donald Trump — lui-même un homme porté sur l’opinion que les femmes ne sont que des objets — était déjà en déficit de crédibilité quand il s’est à son tour présenté devant la commission en après-midi, tant l’image de bon garçon qu’il a voulu présenter lundi soir en entrevue à Fox News a été contredite depuis deux semaines par les accusations d’agression portées contre lui par au moins deux autres femmes, ainsi que par les histoires relayées au sujet de ses beuveries quand il était étudiant. Dans une déclaration rendue publique mercredi, l’une d’entre elles, Julie Swetnick, a témoigné avoir vu MM. Kavanaugh et Judge saouler et droguer des jeunes filles « afin qu’elles soient victimes de viol collectif ». Elle a affirmé avoir été ellemême victime d’un viol collectif en 1982 et que M. Kavanaugh était présent.
Il est difficile de concevoir que M. Kavanaugh ait pu sauver sa réputation dans l’opinion publique américaine à l’issue de son témoignage de jeudi. Ce qui n’exclut pas qu’il se soit défendu avec un certain aplomb. Contre le « je suis sûre à 100 % que c’était lui » de Mme Blasey, il a nié par le menu les affirmations de la professeure de psychologie, en avocat de formation manifestement bien préparé. Mais comme le processus de nomination des juges à la Cour suprême des États-Unis est une opération partisane à l’extrême, ceux qui l’appuient seront tout à fait disposés à fermer les yeux sur ces graves allégations au nom de l’installation à la Cour suprême d’une majorité de juges campés bien à droite qui défendront bec et ongles les positions de la National Rifle Association et s’emploieront à défaire les acquis féministes en matière de droit à l’avortement.
En fait, l’énergie avec laquelle les républicains et M. Trump s’acharnent malgré tout à vouloir rescaper la candidature de M. Kavanaugh illustre éloquemment la tentative de noyautage de la vie politique américaine à laquelle se livrent les ultraconservateurs dans tous les domaines, à contrecourant de l’évolution générale de la société américaine vers des positions plus libérales.
Dans l’histoire culturelle et sociale des États-Unis, le témoignage de Mme Blasey — et le courage dont elle fait preuve dans un monde où la violence sexuelle continue d’être une réalité largement tue — n’en est que plus marquant. Son témoignage vient surligner le chemin laborieusement parcouru par le mouvement féministe depuis 1991, quand Anita Hill, qui accusait de harcèlement sexuel le candidat à la Cour suprême Clarence Thomas, avait été reçue en audition par plusieurs élus républicains avec un mépris détestablement patriarcal. Mépris sexiste doublé de racisme, comme Mme Hill est Afro-Américaine. « Je n’avais pas de mot-clic », disait-elle récemment en référence au mouvement #MeToo.
Les sénateurs républicains de la commission, tous des hommes, se sont donc tenus dans leurs petits souliers face à Mme Blasey, comme, pour eux, l’enjeu politique est colossal. Lire la confirmation de M. Kavanaugh avant les législatives de mi-mandat de novembre, dans un contexte où le Parti républicain risque de perdre sa majorité à la Chambre des représentants et au Sénat. Au regard des seules allégations portées contre lui, sa candidature devrait pourtant être retirée immédiatement. En fin de compte, les législatives américaines sont le théâtre d’une grande bataille qui semble vouloir se solder par la mainmise de la droite sur la Cour suprême et une percée démocrate au Congrès, portée par l’électorat féminin.