Manipulés, nous ? La chronique d’Odile Tremblay
Au spectacle de chefs entortillés dans leurs ficelles en cette campagne électorale, les désenchantés de la politique réclament quelques égards : « Ne nourrissez pas notre cynisme. » Aidez-vous un peu… Les autres se font perplexes. Le tourbillon de l’affaire Bourdon entre CAQ et PLQ a jeté au visage des Québécois les heurs et malheurs des stratégies derrière la chasse au vote. De coups fourrés en uppercuts (textos rendus publics d’un côté, récupération féministe de l’autre), les couteaux ont volé bas chez les deux meneurs. Pitié !
Ma lecture de Quand la clique nous manipule du politologue et journaliste Claude André, publié chez Dialogue Nord-Sud, tombait à pic. L’essai décortique justement le marketing politique en calculs combinés à croissance exponentielle.
Nul ne veut arracher leurs convictions aux meilleurs politiciens, surtout ceux qui n’ont rien à perdre, mais à l’heure du magasinage des candidats et des approches ciblées —
« Dans ma cour, le vote des femmes ! » « Non, par ici ! » —, cet ouvrage offre quelques pistes de réflexion à méditer.
Je connais l’auteur, militant souverainiste très engagé, dont le ton ici survole la mêlée, attaquant les enjeux du néolibéralisme sans verser pour autant dans la théorie du grand complot. On peut en prendre et en laisser, mais la démonstration fascine. Toutes ces stratégies bout à bout…
Claude André prend appui sur le détournement du Printemps des carrés rouges par le parti de Jean Charest et sur la gestion de la charte des valeurs par le PQ. Harper et Trudeau sont conviés aussi à sa table, Bush fils, Obama, Trump, bien d’autres. Il montre quelles armes affûte la machine électorale à coups de plans marketing : phrases et slogans répétés en mantras pour attiser des peurs ou amalgamer des affects aux idées, segments de clientèle visés après sondages — femmes, jeunes, immigrés, aînés, familles. Après affaiblissement de l’axe droite-gauche (ou fédéraliste-nationaliste ici), les modes de séduction papillonnent désormais d’une cible à l’autre.
On doit à l’ex-premier ministre Bernard Landry, à son avis issu d’une époque d’ébullition idéologique et culturelle révolue, la préface du livre : « Cet ouvrage ne s’adresse pas uniquement aux personnes qui s’intéressent à la sociologie, à l’histoire, à la science politique, ou encore à l’analyse du discours, écrit-il, mais bien à tous les électeurs qui subodorent la manipulation envahissante qui les entoure et la formation des arguments de vente dont nous font grand étalage nos politiciens, eux-mêmes prisonniers de ce marketing triomphant. »
Jeter bas les masques
« J’ai voulu voler le feu de Prométhée pour l’apporter aux gens, m’assure Claude André au bout du fil, en se défendant d’attiser les flammes du cynisme. Mon but est de les aider à jeter bas les masques en citoyens avertis. Je leur dis : “On s’adresse à vous comme à des consommateurs. Revendiquez davantage !” »
Machiavel n’est pas loin, ni L’art de la guerre de Sun Tzu, ni les sophistes de la Grèce antique, tous appelés ici à la barre des témoins, comme la novlangue d’Orwell. Rien de nouveau sous le soleil, me direz-vous : l’oligarchie a manipulé de tout temps l’opinion publique, mais à la faveur des nouvelles technologies, réseaux sociaux en majesté et gazouillis racoleurs, des stratégies électorales de démagogie se sont affinées, efficaces à courte vue, dévastatrices quand les militants et électeurs se sentent floués et décrochent.
En France, la démission récente du ministre de l’Environnement, Nicolas Hulot, montre que certaines convictions militantes se marient mal avec l’exercice du pouvoir. On le savait. Autant le répéter.
Claude André voit le rôle de grandes messes télévisuelles comme Tout le monde en parle servir chez nous de ring à des politiciens pour mieux diaboliser l’adversaire. Les campagnes négatives des chefs de parti usent et abusent de ces jeux de capes et d’épées. Ainsi, Trump martela les « crooked Hillary » pour mieux camoufler ses propres zones d’ombre. Justin Trudeau misa sur sa bonne mine plus que sur son programme lors de la course aux suffrages.
L’auteur décrit plusieurs médias comme des relais de la pensée dominante, « manipulateurs et manipulés » à l’heure de commenter des événements parfois montés en épingle ; leur attention détournée d’enjeux balayés par des mains partisanes. Il épingle quelques journaux et ne se fera pas que des amis. Mais comment rejeter ses mises en garde ? Si édifiante, la campagne en cours…
Que faire ? « En parler, encore et toujours, et mettre en lumière ces stratégies dès qu’une occasion de le faire se présente, conclut Claude André dans cet essai, c’est déjà faire pencher un peu plus le cours de l’histoire du bon côté. »
Admettons de concert avec lui que voter pour l’éveil des consciences ne sera jamais un vote perdu… À nous de revendiquer davantage. Que oui !