Le Devoir

Le roman russe de Hans Magnus Enzensberg­er

Une plongée dans l’agitation des années 1960 en compagnie de l’écrivain allemand

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CRITIQUE CHRISTIAN DESMEULES COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

C’est au crépuscule calme d’une vie bien remplie que Hans Magnus Enzensberg­er a fait il y a quelques années la découverte de vieux papiers dans sa cave, souvenirs décolorés du tumulte que constituai­t sa vie amoureuse cinquante ans plus tôt. Des souvenirs du coeur auxquels font habilement écho les événements politiques de l’époque.

Né en 1929 — Hubert Aquin aurait le même âge s’il était toujours en vie —, ce personnage majeur de la littératur­e allemande, journalist­e, éditeur et auteur de romans, de nouvelles, d’essais et de poèmes, a aussi publié avec un certain succès des livres pour enfants.

En 1963, invité à faire partie d’une délégation d’écrivains étrangers en URSS, il sera trimballé avec quelques collègues (dont Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Nathalie Sarraute et William Golding) d’un bout à l’autre du pays. Une sorte de «voyage insensé» fait mur à mur de visites guidées, de discussion­s interminab­les sur la paix mondiale et sur le réalisme socialiste, de beuveries minutées et d’aéroports anonymes.

Mais c’est la rencontre à Bakou de la poétesse Maria Aliguer, fille de la poétesse Margarita Aliguer et de l’écrivain Alexandre Fadéïev, qui sera pour lui plus déterminan­te que n’importe quelle réunion des Komsomols. La jeune femme va vite se montrer digne représenta­nte d’un peuple excessif pour qui «cent grammes ne sont pas une vodka, cent roubles ne sont pas de l’argent, cent kilomètres ne sont pas une distance, cent ans ne sont pas un âge ».

À son retour en Norvège, où il vivait

Hans Magnus Enzensberg­er parvient dans Tumulte à rendre plus que vivante la chronique d’une époque agitée

avec sa femme et sa fille dans une vieille maison près d’Oslo, son «roman russe» se poursuit et le poète allemand est vite submergé par un flot de lettres d’amour et de télégramme­s de Moscou, d’injonction­s au divorce et à tout recommence­r. Premiers pas d’un «amour fou» marqué par l’instabilit­é psychologi­que de la jeune femme, animée d’une fureur amoureuse proche de la tyrannie.

Pendant quelques années, leur histoire va les conduire à Berlin, à La Havane (tous deux engagés par le gouverneme­nt cubain sous le titre flou d’«experts étrangers»), à Londres et en Nouvelle-Angleterre, où Enzensberg­er a aussi été professeur invité dans une université.

Son nom avait atterri, raconte-t-il, «sur l’invisible liste Xerox que copient l’un sur l’autre tous ceux qui ont un peu d’argent à distribuer, et leurs jurys». Une invitation faite par le prince Sihanouk du Cambodge viendra lui fournir l’occasion d’une fuite frénétique autour du monde qui va durer quelques mois: «J’avais pris l’habitude de résoudre mes problèmes par la géographie », raconte-til, ajoutant avec justesse que rien ne fait mieux passer le temps que de changer de lieu.

Même si sa mémoire, dit-il, ressemble à une passoire qui ne retient pas grand-chose, Hans Magnus Enzensberg­er parvient dans Tumulte à rendre plus que vivante la chronique d’une époque agitée: la guerre du Vietnam et les bouillonne­ments entourant Mai 68, la proliférat­ion de groupuscul­es de gauche et la vogue du terrorisme révolution­naire. En sa compagnie, on croise même Khrouchtch­ev, Lili Brik (la soeur d’Elsa Triolet) à Moscou, Salvador Allende dans un aéroport de Papeete ou Pablo Neruda un peu partout…

Un dialogue avec lui-même qu’il dédie «aux disparus» et où l’écrivain pose en témoin apparemmen­t lucide de sa propre existence.

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LINDA HENRIKSEN AGENCE FRANCE-PRESSE Hans Magnus Enzensberg­er a reçu le prix Sonning, en 2010.
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Tumulte★★★ 1/2 Hans Magnus Enzensberg­er, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Gallimard, Paris, 2018, 288 pages

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