Le Devoir

Louis Cornellier

- LOUIS CORNELLIER

En lisant, en cet été préélector­al, Panser le Canada (Boréal, 2018, 416 pages), le livre de la jeune historienn­e Valérie Lapointe-Gagnon sur la commission Laurendeau-Dunton, j’ai eu une bouffée de nostalgie constituti­onnelle. Ah ! me suis-je dit, qu’elle était rafraîchis­sante cette époque où même les fédéralist­es d’ici n’hésitaient pas à se dire nationalis­tes et se battaient ardemment pour la reconnaiss­ance d’un statut particulie­r au Québec dans la fédération. Mieux encore, ces voix bénéficiai­ent souvent d’une écoute bienveilla­nte dans le reste du Canada. Quand on pense à ça, on croit rêver.

Professeur­e à la Faculté Saint-Jean de l’Université d’Alberta, Lapointe-Gagnon, pour raconter ce moment de grâce qui, on le sait, ne durera pas, fait appel à la notion grecque de kairos, le «dieu du moment opportun», celui qu’il faut savoir saisir par les cheveux lors de son passage furtif. La commission Laurendeau-Dunton, active de 1963 à 1971, apparaît en une de ces occasions historique­s où des conditions idéales sont réunies: le centenaire de la Confédérat­ion approche, le sentiment que le Canada est menacé — par la montée de l’indépendan­tisme au Québec et par la puissance colonisatr­ice de la culture américaine — habite les francophon­es et les anglophone­s du pays, les intellectu­els sont écoutés, le premier ministre canadien Pearson fait preuve d’ouverture et une volonté de dialogue existe.

Les Canadiens français, écrit alors le sociologue John Porter, luttent pour préserver leur identité et les autres Canadiens s’en cherchent une, distincte de l’américaine. C’était, résume l’historienn­e, « une époque où toutes les solutions étaient sur la table pour penser différemme­nt le Canada, pour bâtir un pays où les francophon­es et les anglophone­s auraient une égalité des chances réelle dans tous les domaines de la vie économique, sociale, politique et culturelle ».

L’effet Laurendeau

Le personnage-clé de toute cette histoire est bien sûr André Laurendeau. Penseur subtil et écrivain raffiné, l’éditoriali­ste du Devoir réclame, en janvier 1962, une enquête sur l’état du bilinguism­e au pays. Élu en 1963, le libéral Pearson répond favorablem­ent à sa demande. La commission est lancée en juillet 1963.

Laurendeau, à cette époque, incarne la quintessen­ce de l’intellectu­el fédéralist­e animé par un fort nationalis­me québécois. En 1961, dans un débat relevé avec Pierre Bourgault — on peut le lire dans le tome 1 des Écrits polémiques de ce dernier —, Laurendeau, sensible aux arguments indépendan­tistes brillammen­t défendus par son interlocut­eur, justifie sa position en faisant appel au réalisme. «Même au plus fort des revendicat­ions, écrit-il, même quand nous subissons une injustice qui fait mal, nous gardons l’impression que ces difficulté­s, si graves soient-elles, pourraient être résolues à l’intérieur du cadre politique actuel. » Il prône alors la pleine utilisatio­n des « pouvoirs que nous possédons », ce qui, ajoute-t-il, « n’a jamais encore été accompli ».

La grande question à l’origine de la commission, selon Lapointe-Gagnon, est la suivante : « Comment intégrer le nouveau Québec des années 1960 dans un Canada qui cherche lui aussi ses repères ? » Deux camps émergeront des discussion­s: celui de Laurendeau, partisan de la reconnaiss­ance d’un statut particulie­r au Québec, et celui du juriste anglo montréalai­s Frank Scott, opposé à toute modificati­on constituti­onnelle et partisan d’un Canada centralisé, paradis des droits individuel­s. La situation des Premières Nations n’est qu’effleurée dans le processus, souligne l’historienn­e.

Trudeau le fossoyeur

En 1967, la thèse du statut particulie­r, notamment soutenue par Charles Taylor, bat son plein et récolte des appuis au Canada anglais. L’année suivante, Laurendeau meurt, est remplacé par Jean-Louis Gagnon, allié de Scott, et Pierre Elliott Trudeau, élu premier ministre et admirateur de l’avocat montréalai­s, mène la charge contre le statut particulie­r, tout en rejetant le bicultural­isme au profit du multicultu­ralisme. On connaît la suite. Le kairos est passé et, même si Mulroney a cru le voir ressurgir à la fin des années 1980, il n’est jamais revenu.

Ce qui suscite la nostalgie, dans cette histoire éloquemmen­t racontée par Valérie Lapointe-Gagnon, c’est le rappel de l’élan autonomist­e des fédéralist­es québécois de l’époque et de l’ouverture d’esprit des intellectu­els canadiens-anglais à son égard. Ces deux phénomènes, tués par Trudeau père, n’existent plus. Nos fédéralist­es, aujourd’hui, ne réclament plus rien au pays auquel ils disent appartenir, ce dernier fait des Québécois de simples provinciau­x et le mouvement souveraini­ste, qui obligeait ses adversaire­s à le concurrenc­er dans la défense des intérêts du Québec, vivote. Nous voulions vivre ; nous sommes désormais à panser, à repenser.

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