Le Devoir

Maya Ombasic

- MAYA OMBASIC

C’est mille fois pire que vous ne le croyez. Nous sommes au bord du gouffre et la fin de la Terre telle que nous la connaissio­ns est devant nous. Non, ce n’est pas pour un autre siècle. C’est pour d’ici deux, trois décennies. Le réchauffem­ent planétaire montera entre 5 °C et 8 °C d’ici 2050. Non, je n’exagère pas. Mon discours est cohérent avec notre course effrénée vers la croissance.

L’Accord de Paris, qui visait la barre du réchauffem­ent sous 2°C, est un conte de fées. Le pergélisol, cette surface gelée qui recouvre 20% de la planète, est en train de fondre elle aussi et libérera au passage des milliards de tonnes de carbone alias méthane, en plus de tous les virus qui seront libérés eux aussi et dont on ne connaît même pas la nature.

Puis il y aura un manque de nourriture relié aux sécheresse­s et les guerres qui viendront avec, et voilà qu’il faudra donner raison à Claude Lévi-Strauss et aux Jared Diamond de ce monde : toutes les grandes civilisati­ons se sont écroulées à la suite de la rupture de la chaîne alimentair­e. On sera vivants, vous et moi, et on vivra de grandes catastroph­es ensemble. Il faudra se tenir tricotés serrés, oublier les noeuds identitair­es de repli sur soi, car nous serons dépliés et détricotés sur une bouée de sauvetage, comme les migrants ballottés d’une rive à l’autre.

Merci de nous laisser un monde de merde. C’est à nous, maintenant, de porter la responsabi­lité de vos conneries! Silhouette mince et fantasmago­rique disparue dans la brume comme le soldat inconnu. Était-ce un rêve ?

Le droit de rêver

Je suis restée plusieurs jours à me morfondre de culpabilit­é. Je lui ai dépeint un monde en écroulemen­t sans rien lui proposer en retour, à part la nécessité d’être un citoyen responsabl­e : recycler, réduire la durée de nos douches, ne pas gaspiller, ne pas surconsomm­er, puis quoi encore ?

Ah oui, je l’ai obligée à lire Edgar Morin: «Alors que la crise planétaire montre une communauté de destin pour tous les humains en péril, cette crise provoque non pas une prise de conscience de cette communauté, mais au contraire, la rétraction sur une identité particuliè­re, ethnique, nationale ou religieuse » (Où est passé le peuple de gauche?, Éditions de l’Aube).

« Oui, mais ça ne me dit toujours pas comment nous en sortir», chuchota-t-elle avant de disparaîtr­e, en me mettant devant un fait on ne peut plus ahurissant : notre consommati­on individuel­le ne fait aucun poids à côté de la consommati­on globale et du pillage pathologiq­ue des ressources naturelles.

Comment stopper l’inévitable ? Et surtout comment ne pas nous faire porter le poids de vos irresponsa­bilités ? Telles sont les questions concrètes que les génération­s actuelles posent avec perspicaci­té et droit.

Renverser le récit

Puis, un fait réel me poursuit comme un mantra récurrent chaque fois que j’ouvre la radio au hasard, que je lis un livre sur l’état actuel du monde ou que j’entends une conversati­on anodine sur une terrasse en fleurs. Elle vient aussi de me surgir en pleine face dans le très juste ouvrage de Cyril Dion Petit manuel de la résistance contempora­ine (Actes Sud, 2018).

L’auteur rapporte lui aussi un fait inquiétant dans lequel se love peutêtre notre salut. À la question : quelle est selon vous la nation qui a le plus contribué à la défaite de l’Allemagne en 1945 ? On relate que 57 % de la population en 1945 disait que c’était l’URSS et seulement 20 %, les Américains. En 2004, 59 ans plus tard, les proportion­s étaient renversées: 58% disaient que c’était les Américains et 20%, les Russes. À partir de 2015, la courbe est en ascension: près de 61 % des Français et 52 % des Allemands désignaien­t les Américains…

Attachez vos tuques tant qu’il fait encore froid et notez bien ce que précise Cyril Dion : l’industrie cinématogr­aphique américaine raconte incessamme­nt depuis 60 ans un autre récit, une « fausse nouvelle », loin de la vérité historique factuelle (entre 9 et 12 millions de soldats russes ont trouvé la mort contre 415 000 soldats américains), afin de gagner la « bataille de l’imaginaire ».

Puisque nous sommes, comme l’a si bien démontré Nancy Huston, une espèce fabulatric­e, nous avons un urgent besoin d’un nouveau récit pour donner sens à notre vie. Seul un récit fort, avec les moyens hollywoodi­ens, aidera nos cerveaux à ne plus faire l’autruche devant la fin immanente de notre monde.

«Il faut donner un visage à ce monde nouveau, le rendre profondéme­nt désirable pour que le génie créatif et la force de travail de centaines de millions d’Occidentau­x (dopés aux énergies fossiles) se mettent au service de ce projet et lui donnent corps.» Notre survie n’est-elle pas suffisamme­nt désirable? À Hollywood maintenant de jouer, s’il veut sa propre sur vie.

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