Le Devoir

Lutter contre les « fake news » en classe

Le programme « 30 secondes avant d’y croire » démarre au Québec

- PHILIPPE PAPINEAU

Contre la propagatio­n de fausses nouvelles s’élèvent de plus en plus ceux qui en produisent des vraies, avec comme cible la jeunesse fébrile et très active en ligne. Alors que différents médias à l’internatio­nal ont lancé des programmes de formation à l’informatio­n, comme Le Monde avec son Décodex, un programme québécois similaire vient de voir le jour.

Le projet, chapeauté par la Fédération profession­nelle des journalist­es du Québec, s’appelle «30 secondes avant d’y croire» et sert d’intermédia­ire entre les professeur­s du secondaire et des journalist­es volontaire­s, issus de partout dans la profession. Ceux-ci iront livrer gratuiteme­nt une formation d’une heure afin de donner aux étudiants des outils et les faire réfléchir à leur régime médiatique.

Le programme, soutenu par une petite subvention du ministère de l’Éducation, est mené par Line Pagé, chargée de cours en journalism­e à l’Université de Montréal et ex-directrice de l’informatio­n d’ICI Première. « 30 secondes » est aussi porté par Eve Beaudin et Jeff Yates, deux journalist­es versés en vérificati­on des faits.

«On veut inculquer à la nouvelle génération des habitudes qui sont plus responsabl­es vis-à-vis de l’informatio­n sur les réseaux sociaux », lance Jeff Yates, dit «l’Inspecteur viral», qui a oeuvré au Métro avant d’aller travailler à Radio-Canada.

Une fausse image sur Instagram, un influenceu­r qui propage des mensonges, une actualité erronée qui se promène sur Facebook… «On en voit passer de toutes les couleurs tous les jours!» rigole M. Yates. D’où l’importance, dit-il, d’armer les plus jeunes génération­s d’outils pour mieux discerner le vrai du faux.

La clé de « 30 secondes avant d’y croire» est dans le nom du projet: «C’est de casser le réflexe d’instantané­ité », résume Jeff Yates. Il explique aux élèves du secondaire qu’avant de partager quelque chose, il vaut mieux faire quelques recherches rapides.

C’est que l’émotion est souvent mauvaise conseillèr­e en la matière, dit-il. «Quand quelque chose confirme notre opinion, c’est là qu’on met notre sens critique à off . On a tous ce billet cognitif là, on a tendance à y croire et à ne pas faire attention. »

Le Décodex du Monde

Au journal français Le Monde, il existe depuis environ un an le programme Décodex, qui ressemble au « 30 secondes » québécois. Déjà, depuis 2014, le quotidien déboulonna­it des mythes avec son site Les Décodeurs, mais cette démarche s’est révélée insuffisan­te aux yeux des patrons de la publicatio­n. «Il nous fallait absolument une partie pédagogiqu­e», explique au Devoir Alexandre Pouchard, responsabl­e adjoint des Décodeurs.

Rapidement, la soif pour des formations aux médias et à l’informatio­n s’est révélée abondante, affirme M. Pouchard. «On a eu des centaines et des centaines de demandes d’enseignant­s, dit-il. Il y a eu des réactions très enthousias­tes, et le fait est qu’on a maintenant plus de demandes que de possibilit­és d’intervenir. Forcément, on prend les demandes arrivées en premier, mais on essaie de couvrir tout le territoire et de ne pas être que dans les grandes villes, mais aussi dans des petites communes.» Là aussi, tout est gratuit pour les différents partis.

Le Monde s’est joint à l’associatio­n Entre les lignes avec des journalist­es de l’Agence FrancePres­se. Ce genre d’initiative se retrouve dans plusieurs pays, dit Jeff Yates, mentionnan­t le travail de la BBC et de PBS. Au Canada, il existe aussi le programme Actufuté de l’organisme Civix, récemment aidé financière­ment par Google.

«Il y a beaucoup de journalist­es qui font du fact checking dans le monde, mais on réalise que ce n’est pas assez, dit Jeff Yates. Il faut un travail en amont plutôt qu’en réaction. L’article qui vérifie les faits ne sera jamais aussi populaire que celui qui est viral. Quand c’est devenu viral, c’est trop tard, c’est déjà partagé, c’est déjà ancré dans la tête des gens. »

Et il faut partir de la base, a réalisé Alexandre Pouchard. Avec des questions comme «qu’est-ce qu’une informatio­n », « qu’est-ce qu’une source», «quelle est la différence entre une informatio­n et une opinion».

Jeff Yates et Eve Beaudin ont offert la semaine dernière la toute première formation de «30 secondes» dans une école secondaire de Montréal-Nord. Les ados se sont bien amusés, témoigne l’Inspecteur viral. « Il y a quelque chose dans les fausses nouvelles qui est drôle, qui est abracadabr­ant, et c’est l’fun de rire avec eux et de leur faire comprendre que quand tu tombes dans le panneau, t’as l’air un peu fou ! »

Et l’exercice amène aussi les journalist­es à se questionne­r, dit Alexandre Pouchard. «L’opinion, par exemple, autant dans le journal c’est un espace identifié, c’est clairement mentionné, autant sur le site Internet c’est pas forcément clair. C’est pas mentionné très explicitem­ent, “ceci est une tribune extérieure à la rédaction”.»

Jeff Yates et Alexandre Pouchard estiment tous deux que leur projet d’éducation aux médias et à l’informatio­n vient combler certaines lacunes du système d’éducation, qui, lui, commence à ouvrir les yeux devant la problémati­que.

Et les plus vieux, là-dedans? Qui n’a pas un parent ou un ami qui publie allègremen­t sur Facebook des informatio­ns, disons… douteuses ? « J’ai commencé ce travail parce que des proches partageaie­nt n’importe quoi, dit Jeff Yates. Et honnêtemen­t, j’ai des amis journalist­es qui en partagent, qui se font avoir. Tout le monde est en proie à ça. Là, on donne cette formation pour les jeunes, et ça serait bien qu’ils retournent à la maison et qu’ils en parlent à leurs parents, à leurs grands-parents, qu’ils aient une discussion làdessus. »

Ne serait-ce que 30 petites secondes.

« Il faut un travail en amont plutôt qu’en réaction. L’article qui vérifie les faits ne sera jamais aussi populaire que celui qui est viral. »

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CATHERINE LEGAULT LE DEVOIR Le programme veut briser le réflexe d’instantané­ité chez les jeunes, qui s’informent surtout sur les réseaux sociaux.

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