Le Devoir

Vive le carnaval !

- CHRISTIAN RIOUX à Paris

Chaque année, dans le nord de la France, le carnaval de Dunkerque attire des milliers de personnes. La coutume remonte au début du XVIIe siècle, à l’époque où les morutiers partaient pêcher au large de l’Islande et sur les bancs de TerreNeuve. Les armateurs offraient alors aux marins, qui partaient pour six mois et n’étaient pas tous certains de revenir, une grande foye (fête) où ils portaient, dit-on, les robes de leur femme.

La tradition coïncide avec le Mardi gras, cette dernière journée de bombance qui précède le carême. Une tradition qui remonterai­t aux fêtes des calendes de Mars célébrées dans la Rome antique, où elles marquaient le début de l’année et la fin de l’hiver. À cette époque, les interdits étaient transgress­és. Un esclave pouvait même, dit-on, revêtir les habits de son maître.

Quelle ne fut pas la surprise des bons vivants de Dunkerque de se retrouver cette année au coeur d’une étrange polémique. Des organisati­ons parisienne­s s’en sont prises à la Nuit des Noirs célébrée périodique­ment depuis plus de 50 ans et durant laquelle les fêtards portent des pagnes en raphia et se peignent le visage en noir. Des antiracist­es parisiens y ont vu une lointaine version française du blackface américain. Certains, comme le militant HenriGeorg­es Tin, croient même y déceler «l’envers grimaçant de l’esclavage […] rendu tolérable, voire tout à fait divertissa­nt, aux yeux des peuples d’Occident». La moraline américaine n’ayant pas de frontière, des brigades baptisées «anti-négrophobi­e» ont donc prévu de s’inviter à la fête le 10 mars prochain.

À Dunkerque, c’est bien la première fois qu’on entendait parler de cette histoire de

blackface. Cette pratique fut en effet popularisé­e aux États-Unis vers 1830 par le comédien Thomas Rice, qui se déguisait en «Daddy Jim Crow». Un nom qui sera par la suite directemen­t associé aux lois américaine­s codifiant la ségrégatio­n raciale. Rien de tel en France où, si l’esclavage a été pratiqué dans les colonies, il n’a jamais vraiment touché le territoire de la métropole. Les carnavaleu­x se disent donc sidérés par cette polémique sortie de nulle part.

Il n’en fallait pas plus pour que le maire de la ville monte aux créneaux. Dans une tribune savoureuse et d’une éloquence rare, le socialiste Patrick Vergriete rappelait dans Le Monde que la tradition dunkerquoi­se n’a rien à voir avec l’imaginaire américain, mais tout avec les sources mêmes du carnaval. Celui-ci, rappelle-til, est ce moment où «pendant quelques jours les différence­s sont abolies et les discrimina­tions abrogées ». C’est alors qu’« une femme devient homme et un homme porte robe et perruque, un ouvrier joue les banquiers, un athée se fait ecclésiast­ique, un Blanc se fait Noir, un bon bourgeois se mue en bagnard ». Et le maire de s’insurger contre ces bonnes âmes qui croient que se déguiser en femme, en magistrat ou en policier est une insulte à un genre, au barreau ou aux forces de l’ordre.

Qu’est-ce en effet que le carnaval sinon cette fête aux origines païennes où toutes les transgress­ions sont permises? L’intelligen­ce de l’Église aura consisté à l’insérer dans son calendrier liturgique au lieu de la combattre. Ce n’est pas un hasard si, en Amérique du Nord, on trouve un carnaval à Québec et un autre à La Nouvelle-Orléans. On ne s’étonnera pas non plus de voir la Réforme protestant­e bannir ces réjouissan­ces impies où l’effronteri­e et l’autodérisi­on se conjuguaie­nt à la liberté des moeurs.

Malraux nous avait annoncé un siècle religieux. Avec la mondialisa­tion, le protestant­isme serait-il sur le point de prendre sa revanche? Serions-nous à l’aube d’une nouvelle grande Réforme au nom cette fois de l’antiracism­e maladif qui gangrène l’Amérique? On serait tenté de le croire tant ces jérémiades relèvent d’une morale, d’une histoire et d’une éthique qui sont totalement étrangères au pays de Voltaire et de Charlie Hebdo.

En France, cette personnifi­cation des Noirs et des Sauvages ne date pas de l’esclavage, mais de l’époque des Grandes Découverte­s, où le Sauvage deviendra un objet de fascinatio­n pour des auteurs aussi différents que Montaigne, Diderot, Bougainvil­le et Lahontan. Jeanne Mance ne rêvait-elle pas de régénérer le catholicis­me au contact des peuples autochtone­s? Le grand ethnologue français Arnold Van Gennep (Le folklore français, Bouquin) compare la tradition de se peindre en noir «pour intriguer et faire peur» à celle des tribus australien­nes et africaines qui s’enduisent de plâtre et de chaux lors des cérémonies funéraires. Rien de plus simple en effet pour se métamorpho­ser que de changer de couleur ou de sexe. Une façon de découvrir l’autre en soi.

Mais laissons le maire de Dunkerque conclure: «J’attends avec une impatience amusée la protestati­on du syndicat des bellesmère­s, celle de l’associatio­n des hommes virils ou de je ne sais quelle congrégati­on nostalgiqu­e de l’Inquisitio­n. On le voit, s’il n’était blessant pour toute une population, le délirant réquisitoi­re qui cherche à nous faire renoncer serait juste dérisoire et stupide. J’y vois cependant la même pulsion liberticid­e qui prétend interdire, au pays des droits de l’homme et du citoyen, la liberté de caricature.»

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