Vive le carnaval !
Chaque année, dans le nord de la France, le carnaval de Dunkerque attire des milliers de personnes. La coutume remonte au début du XVIIe siècle, à l’époque où les morutiers partaient pêcher au large de l’Islande et sur les bancs de TerreNeuve. Les armateurs offraient alors aux marins, qui partaient pour six mois et n’étaient pas tous certains de revenir, une grande foye (fête) où ils portaient, dit-on, les robes de leur femme.
La tradition coïncide avec le Mardi gras, cette dernière journée de bombance qui précède le carême. Une tradition qui remonterait aux fêtes des calendes de Mars célébrées dans la Rome antique, où elles marquaient le début de l’année et la fin de l’hiver. À cette époque, les interdits étaient transgressés. Un esclave pouvait même, dit-on, revêtir les habits de son maître.
Quelle ne fut pas la surprise des bons vivants de Dunkerque de se retrouver cette année au coeur d’une étrange polémique. Des organisations parisiennes s’en sont prises à la Nuit des Noirs célébrée périodiquement depuis plus de 50 ans et durant laquelle les fêtards portent des pagnes en raphia et se peignent le visage en noir. Des antiracistes parisiens y ont vu une lointaine version française du blackface américain. Certains, comme le militant HenriGeorges Tin, croient même y déceler «l’envers grimaçant de l’esclavage […] rendu tolérable, voire tout à fait divertissant, aux yeux des peuples d’Occident». La moraline américaine n’ayant pas de frontière, des brigades baptisées «anti-négrophobie» ont donc prévu de s’inviter à la fête le 10 mars prochain.
À Dunkerque, c’est bien la première fois qu’on entendait parler de cette histoire de
blackface. Cette pratique fut en effet popularisée aux États-Unis vers 1830 par le comédien Thomas Rice, qui se déguisait en «Daddy Jim Crow». Un nom qui sera par la suite directement associé aux lois américaines codifiant la ségrégation raciale. Rien de tel en France où, si l’esclavage a été pratiqué dans les colonies, il n’a jamais vraiment touché le territoire de la métropole. Les carnavaleux se disent donc sidérés par cette polémique sortie de nulle part.
Il n’en fallait pas plus pour que le maire de la ville monte aux créneaux. Dans une tribune savoureuse et d’une éloquence rare, le socialiste Patrick Vergriete rappelait dans Le Monde que la tradition dunkerquoise n’a rien à voir avec l’imaginaire américain, mais tout avec les sources mêmes du carnaval. Celui-ci, rappelle-til, est ce moment où «pendant quelques jours les différences sont abolies et les discriminations abrogées ». C’est alors qu’« une femme devient homme et un homme porte robe et perruque, un ouvrier joue les banquiers, un athée se fait ecclésiastique, un Blanc se fait Noir, un bon bourgeois se mue en bagnard ». Et le maire de s’insurger contre ces bonnes âmes qui croient que se déguiser en femme, en magistrat ou en policier est une insulte à un genre, au barreau ou aux forces de l’ordre.
Qu’est-ce en effet que le carnaval sinon cette fête aux origines païennes où toutes les transgressions sont permises? L’intelligence de l’Église aura consisté à l’insérer dans son calendrier liturgique au lieu de la combattre. Ce n’est pas un hasard si, en Amérique du Nord, on trouve un carnaval à Québec et un autre à La Nouvelle-Orléans. On ne s’étonnera pas non plus de voir la Réforme protestante bannir ces réjouissances impies où l’effronterie et l’autodérision se conjuguaient à la liberté des moeurs.
Malraux nous avait annoncé un siècle religieux. Avec la mondialisation, le protestantisme serait-il sur le point de prendre sa revanche? Serions-nous à l’aube d’une nouvelle grande Réforme au nom cette fois de l’antiracisme maladif qui gangrène l’Amérique? On serait tenté de le croire tant ces jérémiades relèvent d’une morale, d’une histoire et d’une éthique qui sont totalement étrangères au pays de Voltaire et de Charlie Hebdo.
En France, cette personnification des Noirs et des Sauvages ne date pas de l’esclavage, mais de l’époque des Grandes Découvertes, où le Sauvage deviendra un objet de fascination pour des auteurs aussi différents que Montaigne, Diderot, Bougainville et Lahontan. Jeanne Mance ne rêvait-elle pas de régénérer le catholicisme au contact des peuples autochtones? Le grand ethnologue français Arnold Van Gennep (Le folklore français, Bouquin) compare la tradition de se peindre en noir «pour intriguer et faire peur» à celle des tribus australiennes et africaines qui s’enduisent de plâtre et de chaux lors des cérémonies funéraires. Rien de plus simple en effet pour se métamorphoser que de changer de couleur ou de sexe. Une façon de découvrir l’autre en soi.
Mais laissons le maire de Dunkerque conclure: «J’attends avec une impatience amusée la protestation du syndicat des bellesmères, celle de l’association des hommes virils ou de je ne sais quelle congrégation nostalgique de l’Inquisition. On le voit, s’il n’était blessant pour toute une population, le délirant réquisitoire qui cherche à nous faire renoncer serait juste dérisoire et stupide. J’y vois cependant la même pulsion liberticide qui prétend interdire, au pays des droits de l’homme et du citoyen, la liberté de caricature.»