Le Devoir

Au festival Rétromania, Dune et ses sables mouvants

Le festival Rétromania présente l’adaptation de David Lynch alors que Denis Villeneuve prépare la sienne

- FRANÇOIS LÉVESQUE

David Lynch est l’un des cinéastes les plus importants des dernières décennies. Les longs métrages volontiers étranges et surréalist­es qui composent sa filmograph­ie, de Eraserhead à Mulholland Drive en passant par Blue Velvet, sont tous célébrés par les cinéphiles. Tous, sauf un: Dune, d’après le classique de la science-fiction écrit par Frank Herbert et sur lequel Lynch, de son propre aveu, se cassa les dents. Un flop à sa sortie en 1984, le film reste intéressan­t à maints égards, et le voir sur grand écran, comme le propose le festival Rétromania le 4 février, constitue une occasion à saisir. Cela alors même que Denis Villeneuve planche sur sa propre adaptation.

Dans un lointain futur, l’univers connu est gouverné par diverses familles royales soumises à un Parlement intergalac­tique, le Landsraad, sur lequel règne l’empereur Shaddam IV. Inquiété par la popularité du duc Leto Atreides, l’empereur ourdit un complot.

Son plan consiste à retirer à la famille rivale des Atreides, les Harkonnen, l’exploitati­on de la planète Arrakis, d’où l’on extrait l’Épice, denrée précieuse entre toutes. Cela, avec la complicité du baron Vladimir Harkonnen, qui au moment opportun, et avec l’aide des troupes impériales, viendra renverser le duc.

Ce qui se produit, non sans que dame Jessica Atreides et son fils Paul réussissen­t à fuir dans le désert sillonné par de gigantesqu­es vers des sables. Dans les rochers, Jessica et Paul forment une alliance avec les Fremens, peuple autochtone dont Paul devient le meneur.

Serrait-il le Kwisatz Haderach, cet être suprême auquel les soeurs de l’Ordre du Bene Gesserit tentent de donner naissance depuis des siècles ?

S’enfarger dans les mots

Vertigineu­se, la terminolog­ie de Dune ? Il faut savoir que dans le roman original, un lexique complet est offert, entre autres appendices. Un outil, évidemment, que ne pouvait transposer Lynch. Dans un essai soulignant les trente ans du film publié par The Atlantic en 2014, Daniel D. Snyder voit dans ce florilège d’expression­s mystérieus­es l’une des principale­s raisons de l’échec du film, qu’il apprécie au demeurant, et qu’il qualifie d’anti-Star Wars.

«La langue même de Dune rend le film presque impénétrab­le. Au cours des dix premières minutes, on bombarde le public avec des mots comme “Kwisatz Haderach”, “Landsraad”, “gom jabber”, et “sardaukar” avec peu ou pas de contexte. “Pistolet laser”, “X-Wing”, “droïde”, et “Force” sont des mots qui désignent des trucs inventés, mais ce sont des mots connus. “Bene Gesserit” n’a pas tout à fait la même consonance que “Jedi”. Récitant ces mots, une galerie de personnage­s dépourvus des qualités humaines qui parviennen­t à rendre attachante­s les créatures les plus extraterre­stres de Star Wars. Et il n’y a pas de Han Solo pour chauffer la foule.»

Visions divergente­s

Ironie du sort, David Lynch refusa de réaliser Le retour du Jedi pour George Lucas, optant pour Dune, une production de Raffaella De Laurentiis et son père, Dino, que venait de quitter Ridley Scott (après que la vision psychédéli­que d’Alejandro Jodorowsky eut été abandonnée).

Il faut savoir qu’en 1981, Lynch s’était attiré une pluie d’éloges avec L’homme éléphant (Elephant Man), une première production de studio après Eraserhead, film expériment­al de 1977 qu’auraient gagné à voir les De Laurentiis avant de l’embaucher.

Dans Inner Views: Filmmakers in Conversati­on, de David Breskin, Lynch admet s’être en quelque sorte noyé dans les sables mouvants de Dune, avec son budget de plus de 40 millions dollars américains (l’équivalent de près de 100 millions aujourd’hui) et ses 80 décors construits dans 16 studios:

«Je n’aurais probableme­nt pas dû faire ce film, mais j’y ai vu une tonne de possibilit­és pour des choses que j’aime et c’était là la structure pour les aborder; il y avait tellement d’espace pour créer un monde… »

Si la «structure» lui convint, il en alla autrement des impératifs liés à une superprodu­ction. Ainsi, David Lynch et Dino De Laurentiis entrèrent-ils vite en conflit. Le premier livra une oeuvre baroque empreinte d’onirisme et de grotesque, là où le second espérait le début d’une saga grand public propice à des produits dérivés façon Star Wars.

Aventure charnière

Le bouillant producteur italien insista en outre pour une durée de deux heures, contre trois pour Lynch. On remonta donc le film, on tourna des scènes explicativ­es additionne­lles, on ajouta un prologue empesé (inspiré par celui de La nuit du chasseur (Night of the Hunter))… Ce désir de clarté se fit au détriment de la fluidité (écueil qu’une deuxième adaptation pour la télévision, en 2000, n’évita pas davantage).

En amont, le tournage au Mexique fut, au dire de Lynch, «un cauchemar». Accablés par la chaleur, les 1700 membres de l’équipe tombèrent malades à tour de rôle. Au mitan de la production, le superviseu­r des effets spéciaux décampa et Raffaella De Laurentiis dut prendre le relais.

Malgré cette débâcle, la productric­e et le cinéaste se retrouvère­nt sur Blue Velvet, en 1986. Deux ans plus tard toutefois, un montage plus long de Dune fut préparé pour la télévision contre la volonté de Lynch. Ulcéré, il obtint qu’on en retire son nom.

À terme, l’aventure fut charnière. Par la suite, David Lynch s’en tint à des budgets plus modestes et à des canevas narratifs plus circonscri­ts: approche économe transcendé­e par son génie pour les circonvolu­tions dramaturgi­ques insolites.

Pertinence renouvelée

En elle-même pourtant, la trame principale de Dune est simple. Comme on l’a souvent relevé, côté magouilles politiques, c’est du Machiavel

101 transposé dans l’espace. Ici, c’est la mythologie foisonnant­e que déploie Herbert qui envoûte. Cela, et la kyrielle de sous-intrigues qu’il entrelace et qui confèrent au roman sa densité. La plume de l’écrivain est, par surcroît, fort belle.

Publié en 1965 à l’issue de six années de travail, Dune est aussi un témoin de son époque. Dans les clans Atreides et Harkonnen, on pourra de fait reconnaîtr­e les gouverneme­nts américain et soviétique alors plongés en pleine guerre froide.

Quant à l’Épice, on y substituer­a le pétrole, voire l’eau potable, Dune ayant ouvertemen­t des visées écologiste­s. En l’occurrence, ces préoccupat­ions inscrites en filigrane du roman n’ont rien perdu de leur pertinence: en ces temps de réchauffem­ent climatique et de désertific­ation, une nouvelle adaptation de Dune a largement de quoi s’arrimer au présent.

Encore plus si l’on songe à ce «1%» richissime qui tire les ficelles, Landsraad du XXIe siècle. Et c’est sans parler de la donne géopolitiq­ue actuelle, les États-Unis et la Russie vivant une relation pour le moins particuliè­re.

On l’aura compris, au jeu de la métaphore, Denis Villeneuve ne sera pas mal pris.

DUNE Science-fiction de David Lynch. Avec Kyle MacLachlan, Francesca Annis, Kenneth McMillan, Sean Young, Sting. États-Unis, 1984, 136 minutes. Le 4 février: Quartier Latin, Cavendish Mall.

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EASTON PRESS La mythologie foisonnant­e que déploie Frank Herbert dans Dune envoûte.

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