Le quatrième pilier de Donald Trump
Lors de son discours sur l’état de l’Union, le président américain, Donald Trump, a fait part aux membres du Congrès de ses intentions politiques pour l’année à venir. Trump a notamment décliné en quatre points ses propositions en matière d’immigration, qu’il présente comme quatre piliers de sa vision d’une «America First» (les États-Unis d’abord). Le contrôle frontalier et la construction du grand mur de la frontière sud, l’épineuse question des Dreamers et le système de « loterie des visas» avaient déjà été l’objet d’une grande couverture par les observateurs et commentateurs de l’actualité politique. Or, c’est l’évocation du quatrième pilier, concernant la réglementation — voire l’abolition — des regroupements familiaux (« chain migration »), qui a suscité les plus vives réactions dans l’assistance. Quelle signification historique doit-on donner à cette mesure dans l’éventualité de son adoption ?
Il faut d’abord prendre en compte que la migration en chaîne, comprise comme stratégie migratoire et non seulement comme une possibilité légale, est un des phénomènes les plus centraux de l’histoire de l’immigration aux ÉtatsUnis. Au XIXe siècle, autant les Britanniques, les Irlandais et les Allemands que les Canadiens ont bénéficié de l’amélioration des transports et des communications pour établir des réseaux de solidarité basés sur la famille et sur les lieux d’origine dans le but de faciliter la venue et l’établissement d’autres migrants. Au tournant du XXe siècle, ce sont surtout les Européens de l’Est, souvent de confession juive, et du Sud, par exemple les Italiens, qui ont usé de cette stratégie rendue possible par le peu de restrictions sur l’immigration appliquées par l’État américain avant les années 1920 — à l’exception notoire du Chinese Exclusion Act de 1882.
La perception populaire américaine du début du XXe siècle en regard de l’immigration n’est pas sans rappeler celle que nous observons aujourd’hui. On s’inquiète alors des conséquences de l’arrivée massive de migrants ne partageant apparemment pas les caractéristiques nationales américaines — entendre ici une Amérique blanche et protestante. Cette accélération des arrivées de populations migrantes « étrangères » avant la Première Guerre mondiale et la montée en force de discours «scientifiques» sur les «races» depuis la fin du XIXe siècle composent le terreau permettant, d’une part, des campagnes d’américanisation (en particulier d’anglicisation) à l’échelle du pays et, d’autre part, un resserrement radical des lois sur l’immigration.
Partant des bases mises en place par l’Emergency Quotas Act de 1921, le JohnsonReed Act de 1924 établit alors un système de quotas par nationalité d’origine profondément raciste qui freine abruptement la pratique de la migration en chaîne des migrants venant surtout d’Europe de l’Est et du Sud, mais aussi d’Afrique et d’Asie.
Mouvement tectonique
Le phénomène auquel veulent s’attaquer Donald Trump et son gouvernement est plus directement lié aux chaînes migratoires réactivées à la suite du Hart-Celler Act (Loi sur l’immigration et la nationalité) de 1965. Jugé discriminatoire par certains depuis son entrée en fonction en 1924, de plus en plus contesté depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et déjà altéré par le McCarran-Walter Act de 1952 (qui cherchait à abolir les restrictions basées sur la «race»), le système des quotas par nationalité est alors révoqué au profit d’un système de restriction par hémisphère et de catégorisation des migrants en tentant compte de leur statut socioéconomique.
La loi de 1965, revalidée par l’Immigration Act de 1990, laisse une grande flexibilité à la réunification, ou au regroupement, des familles. Selon Trump, ces provisions permettent aux citoyens américains issus de l’immigration de faire venir un nombre quasi illimité d’individus aux liens familiaux éloignés et parfois douteux. Il suggère à l’inverse de limiter le regroupement familial à la famille nucléaire (conjoints et enfants mineurs).
La mise en oeuvre des propositions du président serait considérée comme un mouvement tectonique dans l’histoire des politiques migratoires américaines, comparable au Johnson-Reed Act de 1924 ou au Hart-Celler Act de 1965, dans la mesure où on s’attaque directement au caractère moral des lois migratoires américaines. Au niveau des pratiques des migrants, il s’agirait par ailleurs d’une opposition claire à un phénomène prédatant l’application de lois migratoires restrictives de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Que ces modifications soient entérinées par le Congrès ou non ou qu’un mur soit érigé à la frontière mexicaine ne risque pas d’altérer la volonté des familles de se réunir et d’améliorer leurs conditions de vie, ce qui risque à moyen terme de compliquer la gestion de l’immigration dite « illégale ».
Or, l’histoire américaine tend à nous montrer que les grands virages de la politique d’immigration prennent du temps à se concrétiser et que les intentions présidentielles exprimées lors des discours sur l’état de l’Union ne doivent pas être assimilées à des réalisations futures… Reste que ce quatrième pilier ébranlerait un autre pilier symbolique de la nation, la famille, en établissant par voie légale qu’aux yeux du gouvernement Trump et de nombre de ses électeurs, toutes les familles n’ont pas la même valeur.