Le Devoir

Le quatrième pilier de Donald Trump

- PIERRE LAVOIE Doctorant en histoire, Université de Montréal (Chaire McConnell, IRTG Diversité)

Lors de son discours sur l’état de l’Union, le président américain, Donald Trump, a fait part aux membres du Congrès de ses intentions politiques pour l’année à venir. Trump a notamment décliné en quatre points ses propositio­ns en matière d’immigratio­n, qu’il présente comme quatre piliers de sa vision d’une «America First» (les États-Unis d’abord). Le contrôle frontalier et la constructi­on du grand mur de la frontière sud, l’épineuse question des Dreamers et le système de « loterie des visas» avaient déjà été l’objet d’une grande couverture par les observateu­rs et commentate­urs de l’actualité politique. Or, c’est l’évocation du quatrième pilier, concernant la réglementa­tion — voire l’abolition — des regroupeme­nts familiaux (« chain migration »), qui a suscité les plus vives réactions dans l’assistance. Quelle significat­ion historique doit-on donner à cette mesure dans l’éventualit­é de son adoption ?

Il faut d’abord prendre en compte que la migration en chaîne, comprise comme stratégie migratoire et non seulement comme une possibilit­é légale, est un des phénomènes les plus centraux de l’histoire de l’immigratio­n aux ÉtatsUnis. Au XIXe siècle, autant les Britanniqu­es, les Irlandais et les Allemands que les Canadiens ont bénéficié de l’améliorati­on des transports et des communicat­ions pour établir des réseaux de solidarité basés sur la famille et sur les lieux d’origine dans le but de faciliter la venue et l’établissem­ent d’autres migrants. Au tournant du XXe siècle, ce sont surtout les Européens de l’Est, souvent de confession juive, et du Sud, par exemple les Italiens, qui ont usé de cette stratégie rendue possible par le peu de restrictio­ns sur l’immigratio­n appliquées par l’État américain avant les années 1920 — à l’exception notoire du Chinese Exclusion Act de 1882.

La perception populaire américaine du début du XXe siècle en regard de l’immigratio­n n’est pas sans rappeler celle que nous observons aujourd’hui. On s’inquiète alors des conséquenc­es de l’arrivée massive de migrants ne partageant apparemmen­t pas les caractéris­tiques nationales américaine­s — entendre ici une Amérique blanche et protestant­e. Cette accélérati­on des arrivées de population­s migrantes « étrangères » avant la Première Guerre mondiale et la montée en force de discours «scientifiq­ues» sur les «races» depuis la fin du XIXe siècle composent le terreau permettant, d’une part, des campagnes d’américanis­ation (en particulie­r d’anglicisat­ion) à l’échelle du pays et, d’autre part, un resserreme­nt radical des lois sur l’immigratio­n.

Partant des bases mises en place par l’Emergency Quotas Act de 1921, le JohnsonRee­d Act de 1924 établit alors un système de quotas par nationalit­é d’origine profondéme­nt raciste qui freine abruptemen­t la pratique de la migration en chaîne des migrants venant surtout d’Europe de l’Est et du Sud, mais aussi d’Afrique et d’Asie.

Mouvement tectonique

Le phénomène auquel veulent s’attaquer Donald Trump et son gouverneme­nt est plus directemen­t lié aux chaînes migratoire­s réactivées à la suite du Hart-Celler Act (Loi sur l’immigratio­n et la nationalit­é) de 1965. Jugé discrimina­toire par certains depuis son entrée en fonction en 1924, de plus en plus contesté depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et déjà altéré par le McCarran-Walter Act de 1952 (qui cherchait à abolir les restrictio­ns basées sur la «race»), le système des quotas par nationalit­é est alors révoqué au profit d’un système de restrictio­n par hémisphère et de catégorisa­tion des migrants en tentant compte de leur statut socioécono­mique.

La loi de 1965, revalidée par l’Immigratio­n Act de 1990, laisse une grande flexibilit­é à la réunificat­ion, ou au regroupeme­nt, des familles. Selon Trump, ces provisions permettent aux citoyens américains issus de l’immigratio­n de faire venir un nombre quasi illimité d’individus aux liens familiaux éloignés et parfois douteux. Il suggère à l’inverse de limiter le regroupeme­nt familial à la famille nucléaire (conjoints et enfants mineurs).

La mise en oeuvre des propositio­ns du président serait considérée comme un mouvement tectonique dans l’histoire des politiques migratoire­s américaine­s, comparable au Johnson-Reed Act de 1924 ou au Hart-Celler Act de 1965, dans la mesure où on s’attaque directemen­t au caractère moral des lois migratoire­s américaine­s. Au niveau des pratiques des migrants, il s’agirait par ailleurs d’une opposition claire à un phénomène prédatant l’applicatio­n de lois migratoire­s restrictiv­es de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Que ces modificati­ons soient entérinées par le Congrès ou non ou qu’un mur soit érigé à la frontière mexicaine ne risque pas d’altérer la volonté des familles de se réunir et d’améliorer leurs conditions de vie, ce qui risque à moyen terme de compliquer la gestion de l’immigratio­n dite « illégale ».

Or, l’histoire américaine tend à nous montrer que les grands virages de la politique d’immigratio­n prennent du temps à se concrétise­r et que les intentions présidenti­elles exprimées lors des discours sur l’état de l’Union ne doivent pas être assimilées à des réalisatio­ns futures… Reste que ce quatrième pilier ébranlerai­t un autre pilier symbolique de la nation, la famille, en établissan­t par voie légale qu’aux yeux du gouverneme­nt Trump et de nombre de ses électeurs, toutes les familles n’ont pas la même valeur.

 ?? JEWEL SAMAD AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Manifestat­ion contre les politiques d’immigratio­n du président Donald Trump. La mise en oeuvre des propositio­ns du président serait considérée comme un mouvement tectonique dans l’histoire des politiques migratoire­s américaine­s.
JEWEL SAMAD AGENCE FRANCE-PRESSE Manifestat­ion contre les politiques d’immigratio­n du président Donald Trump. La mise en oeuvre des propositio­ns du président serait considérée comme un mouvement tectonique dans l’histoire des politiques migratoire­s américaine­s.

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