Le Devoir

Danse La fête des grands oubliés du Cabaret Tollé

- MÉLANIE CARPENTIER

Cette année, en s’attachant au thème «artiste et pauvreté», l’annuel cabaret du temps des fêtes du Studio 303 arrive à point nommé, tandis que l’annonce de nouveaux investisse­ments en culture au provincial se fait toujours attendre. Pendant ce temps, l’absence d’investisse­ment immédiat se répercute en premier lieu sur la santé financière et la qualité de vie déjà fragilisée­s des artistes. Mis sur pied il y a 5 ans par Miriam Ginestier en réponse aux compressio­ns budgétaire­s du gouverneme­nt Harper ayant durement affecté l’organisme qui soutient, produit et diffuse des artistes émergents et atypiques en danse et en arts interdisci­plinaires, le Cabaret Tollé a toujours été un acte de contestati­on politique et de défoulemen­t festif.

« En ce moment, que ce soit avec les anniversai­res du 150e et du 375e ou avec le virage numérique, on est dans une effervesce­nce. Il y a un message d’optimisme et beaucoup de discours pour valoriser la culture et les arts. Même si on n’est plus dans la mentalité des [coupes budgétaire­s], le nouvel argent investi [au fédéral] en culture ne change pourtant pas les conditions de vie des artistes. On se vante de l’argent investi dans le plan culturel de la ville, mais jamais ça ne va dans les poches des artistes. Et sous prétexte qu’ils gagnent ainsi en exposure, il est souvent demandé aux artistes de faire du travail non rémunéré», se désole Miriam Ginestier. Celle-ci nomme aussi l’instrument­alisation des nouveaux programmes liés au numérique pour des sites spécifique­s, la pression de la rentabilit­é et le fossé des inégalités qui perdurent dans le milieu quant à la distributi­on des subvention­s et aux écarts en matière de salaires et d’avantages sociaux dans une structure très hiérarchis­ée.

La directrice artistique a ainsi voulu donner la parole à des artistes pluridisci­plinaires politiquem­ent engagés qui s’intéressen­t directemen­t à la précarité et à la pauvreté de leur statut dans leurs oeuvres: «Ce cabaret est pour moi une forme d’activisme, affirme-t-elle. Avec cette formule de performanc­es courtes, le but, c’est de permettre des mises en contexte, des contrastes, d’établir des liens et d’amorcer une conversati­on.» Guidé par la performeus­e burlesque Sasha Von Bon Bon, victime de l’augmentati­on des loyers à Toronto, la soirée aborde le sujet sous une pluralité d’angles et de pratiques, du stand-up comedy à la danse. Pour coller à l’esprit du thème, avant les performanc­es aura lieu une «soupe populaire» lors de laquelle un repas maison sera servi gratuiteme­nt au public: «On aime le symbolisme derrière ça. L’idée, c’est de rassembler les gens et de se sentir entendus et valorisés [empowered] ».

Touchée de plein fouet par l’embourgeoi­sement

«Je ne connais pas un seul manager, ni de producteur ou d’agent qui manque de bouffe dans son placard. Je pense qu’il y a beaucoup d’argent à faire en culture pour les mélomanes», affirme Tammy Forsythe, la toute première artiste en résidence dans l’histoire du Studio 303. Pour la chorégraph­e et musicienne, ce sera un retour sur scène en danse, après des années d’absence faute de moyens financiers et de subvention­s depuis sa dernière pièce au FTA en 2010. En duo avec la danseuse Chloe Hart, elle présentera Pay the rent, une performanc­e alliant danse et vidéo et touchant à la violence de l’embourgeoi­sement à Montréal.

«Je suis fière d’être une artiste montréalai­se, acadienne de Nouvelle-Écosse et anglophone. J’aime cette ville, et je sens que je veux me battre pour elle. Mais à qui est la ville, et pour qui est la ville?» se questionne-t-elle, passant du français à l’anglais, en dénonçant avec vigueur les expulsions répétitive­s pour construire des condos et les déménageme­nts obligés qui repoussent les artistes de la scène alternativ­e toujours plus aux marges des villes. «On a besoin de travailler tous ensemble contre les entreprene­urs pour protéger les endroits de création pour les artistes, et qu’ils ne se retrouvent pas expulsés tous les 5 ans», affirme celle qui a pu voir le visage du Mile-End changer au cours des deux dernières décennies.

Plus généraleme­nt, l’artiste déplore la financiari­sation de la culture qui revient à tout mettre dans le contexte de l’économie et de la logique du profit: «La croissance ne veut pas nécessaire­ment dire le développem­ent, et le développem­ent ne veut pas nécessaire­ment dire la croissance. La croissance infinie est juste impossible,» souligne-t-elle, voyant dans l’actuel Quartier des spectacles le symbole incarné de la société du spectacle de Guy Debord.

L’ironie de la dette

Partant de son expérience personnell­e, Jean-François Boisvenue aborde le thème «artiste et pauvreté» sous l’angle de l’endettemen­t. L’artiste, qui se démène pour obtenir les subvention­s nécessaire­s à la diffusion de son travail, présentera un court extrait de La dette de Dieu, pièce documentai­re et poétique primée par le Centre des auteurs dramatique­s (CEAD) et le festival ZH: «Beaucoup de mes amis artistes se sont endettés dangereuse­ment, et je n’observe pas ça parmi mes amis non artistes. C’est comme si s’endetter était normal dans le milieu artistique. Ce qui est absurde, c’est que ces dettes-là participen­t à la croissance de l’économie. Dans ma pièce, je démontre que notre économie est nourrie par la dette. Car une dette, c’est de la création d’argent et, en plus, avec les intérêts qu’on paie, on engraisse encore plus les banques. La pauvreté des artistes contribue en fait à la vitalité et à la croissance de l’économie.» En rendant accessible­s les principes de base de l’économie sur scène, il s’agit pour lui de faire comprendre comment et pourquoi nos gouverneme­nts agissent pour réduire de plus en plus leurs rôles en faisant croire que la dette publique est insurmonta­ble: «Ils se servent de cette dette-là pour nous appauvrir, pour justifier les compressio­ns et le fait qu’ils désinvesti­ssent dans la structure gouverneme­ntale.»

Quelles sont les solutions de rechange pour les artistes qui ne peuvent pas vivre de leur métier? Comment perdurer et continuer de créer tout en préservant sa santé mentale (épuisement profession­nel, dépression), quand tant de temps et d’énergie sont investis dans les emplois alimentair­es cumulés et la recherche de financemen­t? «Chez beaucoup d’artistes de ma génération, il y a un retour aux études, constate Miriam Ginestier. Beaucoup s’engagent dans un doctorat et la recherche, parce qu’être étudiant est plus payant qu’être artiste, et permet de manger, à l’heure actuelle.» CABARET TOLLÉ Performanc­es et «soupe populaire» organisées par le Studio 303. Avec Sasha Von Bon Bon, Tammy Forsythe, Chloe Hart, Alexis O’Hara, Sandy Bridges, Jean-François Boisvenue, MarcAndré Casavant et Benoît Lachambre, les collectifs Colour Outside the Lines et Odaya, et Andrew Tay. Le 7 décembre à la Sala Rossa.

 ??  ??
 ?? PEDRO RUIZ LE DEVOIR ?? Le Cabaret Tollé est un acte de contestati­on politique et de défoulemen­t festif mis sur pied par Miriam Ginestier (à gauche) et auquel participer­a l’artiste Tammy Forsythe.
PEDRO RUIZ LE DEVOIR Le Cabaret Tollé est un acte de contestati­on politique et de défoulemen­t festif mis sur pied par Miriam Ginestier (à gauche) et auquel participer­a l’artiste Tammy Forsythe.

Newspapers in French

Newspapers from Canada