Le Devoir

Perdre la tête

- LOUIS CORNELLIER

Sergio Canavero est-il un savant fou ? Depuis juin 2013, ce neurochiru­rgien italien fait parler de lui en affirmant à qui veut l’entendre qu’il s’apprête à procéder à une greffe de tête. L’affaire rappelle un peu les élucubrati­ons de Raël qui, à Noël, en 2002, annonçait la naissance d’un premier bébé cloné.

Canavero, toutefois, est un vrai médecin qui mène de véritables expérience­s, commentées par des scientifiq­ues sérieux. En janvier 2016, avec son équipe chinoise, il a greffé une tête de singe sur le corps d’un autre. En 2015, le médecin prédisait que le même exploit, chez les humains, se produirait pendant la période des Fêtes de 2017. Raël annonçait un bébé miracle ; Canavero prophétise une résurrecti­on.

Le philosophe Philippe St-Germain, dans La greffe de tête: entre science et fiction, plonge au coeur de cette saga prométhéen­ne, qui met en jeu notre conception de l’être humain. Si, en effet, on greffe la tête d’un tétraplégi­que sur le corps intact d’un individu en état de mort cérébrale, doit-on parler d’une tête qui reçoit un corps ou d’un corps qui reçoit une tête? «Où est le moi? demande le philosophe. Est-il possible de rester soi-même lorsqu’on subit une chirurgie qui paraît altérer notre être de manière aussi profonde?»

Un nouveau Doctor Strange

Dans L’imaginaire de la greffe (Liber, 2015), St-Germain explorait des histoires de greffes fictives (cinéma, littératur­e) pour faire ressortir les fantasmes liés à cet univers. Dans La greffe de tête, il se penche sur un projet de greffe réelle, nourri par des oeuvres de fiction, pour réfléchir à ce qui est en cause dans ce troublant programme.

Le sujet, convenons-en, n’est pas évident, et son traitement non plus. Navigant entre la science et la fiction, de même qu’entre la vulgarisat­ion scientifiq­ue et l’essai philosophi­que, St-Germain, par son style limpide et dynamique et par son propos original et informé, parvient néanmoins à captiver le lecteur d’abord réfractair­e à cet univers.

Canavero entretient sa légende. Il aime raconter que son inspiratio­n lui vient de la lecture, en 1974, alors qu’il avait neuf ans, de la bande dessinée Marvel Team-Up, dans laquelle le Doctor Strange se vante d’avoir réussi à fusionner des nerfs sectionnés. Comme son héros fictif, explique St-Germain, le neurochiru­rgien italien a lui aussi des ennemis, c’est-à-dire tous ceux qui s’opposent à son projet de greffe de tête.

«Il existe des sorts pires que la mort», déclare le docteur Hunt Batjer, président de l’associatio­n américaine des neurochiru­rgiens, en parlant de la greffe de tête. « Tenter de transplant­er un cerveau dans un nouveau corps à la lumière des connaissan­ces médicales et scientifiq­ues actuelles, c’est avoir perdu la tête», clame le bioéthicie­n américain Arthur L. Caplan, adversaire acharné de Canavero. Pour lui, le cerveau «s’intègre à la chimie générale du corps et à son système nerveux ». Aussi, transplant­er un cerveau dans un corps étranger ne peut mener le patient qu’à la folie.

L’éthique de la greffe

Donne-t-on du crédit au délire d’un savant fou en acceptant de discuter sérieuseme­nt de son projet ? Peut-être, mais les faits nous obligent pourtant à considérer comme plausible l’inquiétant exploit promis par Canavero. Depuis 100 ans, des scientifiq­ues s’activent à le rendre possible. Inspirés par les manipulati­ons canines de l’Américain Charles Guthrie en 1908, le Russe Vladimir Demikhov, dans les années 1950, et l’Américain Robert J. White, en 1970, ont créé, respective­ment, des chiens et des singes à deux têtes. Doit-on laisser aller Canavero, qui cultive l’ambivalenc­e sur le plan éthique et qui mène ses expériment­ations en Chine parce que les pays occidentau­x craignent le retour de Frankenste­in ?

Est-il éthique de greffer un corps sain sur une tête pour sauver ainsi une seule personne quand les organes du même corps pourraient servir à en sauver plusieurs? La greffe de tête serait-elle une solution acceptable à la dysmorphie sexuelle, pour remplacer la chirurgie de réattribut­ion sexuelle ? Auraiton dû, si cela avait été possible, greffer la tête d’Einstein sur un jeune corps ? Les riches mourants s’achèteront-ils, demain, des corps de pauvres ?

Philippe St-Germain ne tranche pas, mais il nous force à nous servir de notre tête.

LA GREFFE DE TÊTE ENTRE SCIENCE ET FICTION ★★★1/2 Philippe St-Germain Liber Montréal, 2017, 182 pages

La greffe de tête seraitelle un exploit scientifiq­ue salutaire ou une histoire d’horreur ?

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