Le Devoir

Les impacts de la finance mondialisé­e sur l’économie réelle

- MATHIEU PIGEON

Le 24 juillet dernier, un article du Devoir nous apprenait que la société Sears Canada est présenteme­nt ciblée par une campagne de boycottage. Cette dernière constitue une réplique des consommate­urs à sa décision controvers­ée de verser des millions en primes à certains de ses dirigeants, alors qu’elle mène présenteme­nt ses activités sous la protection de la Loi sur les arrangemen­ts avec les créanciers des compagnies et qu’elle compte supprimer environ 2900 emplois (sans indemnités de départ). De telles pratiques outrancièr­es ne semblent plus surprendre personne tellement elles sont maintenant monnaie courante — l’exemple de Bombardier est là pour nous le rappeler.

Pourtant, les effets qu’engendrero­nt ces pratiques se feront sentir avec force dans l’économie réelle, à commencer par la vie des employés licenciés. De leur côté, les actionnair­es et les dirigeants de Sears Canada n’auront pas à s’inquiéter outre mesure, car tout sera mis en place pour maintenir le rendement financier exigé par les premiers (taux de profit minimal que doit dégager la société, voté par les actionnair­es) et les primes seront toujours au rendez-vous pour les seconds, peu importe la performanc­e de l’entreprise. Le tout accompagné de ces mêmes justificat­ions qui défient toute logique : le versement de ces primes monumental­es serait un incontourn­able, car l’entreprise doit s’assurer de retenir les meilleurs gestionnai­res pour effectuer le difficile travail de restructur­ation visant à maintenir le rendement financier pour les actionnair­es.

Capitalism­e néolibéral ou actionnari­al

Il faut rappeler que ce type de manoeuvre s’inscrit dans une tendance qui ne date pas d’hier, c’est-à-dire l’avènement de la période du «capitalism­e néolibéral». Depuis le début des années 1980, cette nouvelle forme de capitalism­e s’est graduellem­ent implantée au sein de la plupart des sociétés occidental­es. Fondé sur une extension de l’investisse­ment à travers la mondialisa­tion du libre-échange, la déréglemen­tation des marchés financiers, la privatisat­ion progressiv­e des biens et services publics et la flexibilis­ation du travail, ce capitalism­e néolibéral se caractéris­e aussi par un nouveau type d’accumulati­on. Les profits dégagés par les entreprise­s sont maintenant transformé­s majoritair­ement en investisse­ments financiers ou en dividendes pour les actionnair­es. En ce sens, certains économiste­s, comme Dominique Plihon (Le nouveau capitalism­e), parlent même de «capitalism­e actionnari­al», un régime d’accumulati­on où la sphère financière exerce une influence démesurée sur l’économie réelle, car la valeur qui prime maintenant est celle du rendement financier.

Ainsi, lorsque le taux de profit minimal d’une entreprise n’est pas respecté, sa valeur boursière et le montant des dividendes risquent de baisser. Voilà pourquoi nous sommes confrontés de plus en plus — depuis les années 1980 — aux phénomènes de licencieme­nts massifs et de délocalisa­tion des emplois dans les grandes entreprise­s, sans parler des pratiques généralisé­es d’évasion fiscale. Pour le dire autrement, nous faisons face au phénomène de la thésaurisa­tion : ceux qui possèdent assez de capitaux pour épargner de façon significat­ive (ultrariche­s particulie­rs et grandes entreprise­s) privilégie­nt l’accroissem­ent des avoirs liquides, dans l’espoir d’investir dans des actifs financiers plus rémunérate­urs, entre autres grâce à la spéculatio­n. S’ensuit donc une baisse significat­ive des investisse­ments privés dans l’économie réelle, les ultrariche­s et les grandes entreprise­s étant assis sur des liquidités considérab­les qu’ils font fructifier dans les marchés financiers, au grand désavantag­e des travailleu­rs et des propriétai­res de petites et moyennes entreprise­s.

Soulignons qu’une telle accumulati­on financière débridée ne saurait être possible sans les arrangemen­ts institutio­nnels mis en place par les États, notamment la déréglemen­tation des marchés et les traités de libre-échange. Ceux-ci tirent leur appui idéologiqu­e de la croyance séculaire en un «marché autorégula­teur» (postulat central du libéralism­e économique), qu’il suffirait de «libérer» des contrainte­s institutio­nnelles pour assurer un équilibre dans l’allocation des ressources et la fixation des prix. Bien que ce postulat n’ait jamais été démontré empiriquem­ent, il continue pourtant à servir de guide chez nos élites politiques et économique­s lorsqu’il s’agit de penser l’économie et d’agir sur celle-ci. Pourtant, les données empiriques ne mentent pas quant à l’accroissem­ent des inégalités sociales et à la concentrat­ion du capital chez une classe de plus en plus restreinte d’acteurs économique­s. Le tout sous l’égide d’une tendance lourde de «libéralisa­tion » des marchés.

Retour à la régulation des marchés financiers

Avant même de parler de transforma­tion radicale de notre modèle économique mondialisé, des gestes concrets sont possibles à court terme pour ralentir cette tendance et rétablir un peu de justice sociale. Nombre de partis politiques, de groupes communauta­ires et de mouvements citoyens plaident d’ailleurs pour un retour vers une régulation plus stricte des marchés financiers, un peu à l’instar de celle qui avait court durant la période des Trente Glorieuses (1945-1973).

À part le manque de volonté politique de nos dirigeants, rien ne nous empêcherai­t de créer de nouvelles formes de régulation ou d’en rétablir d’anciennes (ex.: taxe sur le capital des banques, taxe Tobin sur les transactio­ns monétaires internatio­nales, instaurati­on d’agences de notation financière publiques, etc.). La réalité de ce que nous appelons « marché » ne représente pas une quelconque fatalité naturelle devant laquelle nous n’aurions d’autre choix que de nous adapter. Les institutio­ns qui donnent vie à ce marché doivent faire l’objet de bilans et de critiques à l’aune de critères éthiques, et non seulement économique­s. Par conséquent, elles doivent aussi faire l’objet de décisions collective­s et démocratiq­ues visant à les modifier, pour plus de justice sociale. Après tout, ce sont les hommes, et non les dieux ou la nature, qui créent les lois qui les gouvernent.

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DARREN CALABRESE LA PRESSE CANADIENNE Sears Canada mène ses activités sous la protection de la Loi sur les arrangemen­ts avec les créanciers des compagnies.

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