Le Devoir

Un millier d’enfants face à l’image du camion

Des thérapeute­s tentent de chasser le traumatism­e vécu par les jeunes témoins de l’attentat de Nice

- MATHILDE FRÉNOIS à Nice

Amaury se concentre. À plat ventre sur le tapis, il empile ses Kapla jusqu’à ériger une «tour en équilibre» au milieu de la chambre. Le garçon de 7 ans protège ses planchette­s de bois du ballon de son petit frère. C’est qu’à 5 ans, Andrew profite de ce vendredi soir pour peaufiner son passement de jambes entre le lit superposé et les caisses de jeux, où trois camions de pompiers, une tractopell­e orange et un semi-remorque prennent la poussière.

Depuis un an, Amaury et Andrew Razafitrim­o ne veulent plus les faire rouler sur le tapis. «On ne les utilise pas, dit Andrew. Le camion, il reste dans la tête. Toujours. Et parfois la nuit, je rêve qu’un camion me tire dans le ventre. »

Il stoppe le ballon sous son pied. «C’est pour ça qu’on n’aime pas trop jouer avec des camions», résume Amaury.

Le 14 juillet 2016, les deux frères sont sur la promenade des Anglais. Ils courent sur les galets, jouent sur le trottoir, puis admirent le feu d’artifice illuminer la baie des Anges et se refléter dans la Méditerran­ée.

«Andrew tenait la main de maman. Quand j’ai vu le camion, je l’ai tiré par le tee-shirt, mime l’aîné, Amaury. Grâce à moi, il n’a été que touché et blessé au genou. »

Leur mère, Mino, est fauchée par le 19 tonnes. Elle est l’une des 86 personnes tuées.

Comme Andrew et Amaury, des milliers d’enfants profitaien­t de la chaleur et de la brise de cette soirée d’été en bord de mer. Quelques minutes après la dernière fusée, à 22h35, la fête familiale s’est transformé­e en scène de guerre. Dans le sillage du camion, 10 enfants sont tués et 50 sont blessés.

L’attentat a laissé des traces chez ceux qui ont assisté à l’attaque, vu le camion, des personnes se faire écraser, vécu le mouvement de foule et l’angoisse de l’attente confinés dans des restaurant­s et les appartemen­ts. Depuis un an, ils sont pris en charge à la fondation Lenval, l’hôpital pour enfants de Nice.

Derrière sa façade bleue qui se dresse face à la mer, plus de 1 200 enfants ont été accueillis dans son centre d’évaluation pédiatriqu­e post-traumatiqu­e, service né au lendemain de l’attentat.

«Ces patients de 0 à 18 ans ont souffert de la peur. La plupart des consultati­ons concernent des personnes qui n’ont pas été blessées physiqueme­nt», indique la pédopsychi­atre Michèle Battista.

«Tristes»

Quentin tasse l’argile entre ses doigts. Petit à petit, le tas de terre devient volcan. Un mardi, dans un hôtel de Nice, ce garçon de 8 ans participe au premier atelier thérapeuti­que d’Europe pour enfants victimes d’attentat, organisé par l’Associatio­n française des victimes du terrorisme (AFVT).

«On était en famille au feu d’artifice quand on a vu le camion arriver. Il était derrière nous, racontent ses parents, José et Valérie. On a couru et on s’est réfugié sous une scène jusqu’à 4 heures du matin. C’était un cauchemar. »

Depuis, leur fils Quentin a « complèteme­nt changé de comporteme­nt» : « Il ne sait plus rester en place, il fait des crises d’angoisse, explique sa mère. Mais c’est aussi nous qui avons changé. On le protège davantage parce qu’on a peur. On ne sort plus. On a voulu aller au concert de Gilbert Montagné, on est parti avant la première chanson. »

Quentin n’a pas été blessé physiqueme­nt lors de l’attentat. Il souffre de stress post-traumatiqu­e. Un mal-être qui se manifeste par des troubles du sommeil qui alimentent l’anxiété, l’agitation, le manque d’attention et engendre des difficulté­s scolaires.

« Au moment de se concentrer, ils ont l’image du camion ou d’un copain décédé, souligne Michèle Battista. Certains ont mal à la tête et au ventre. D’autres sont tristes ou irritables. »

Au niveau social aussi, ils font face à des difficulté­s. Ayant vécu des événements sur lesquels il est complexe de communique­r, ils ont une propension plus grande à se replier sur eux-mêmes. Alors, avec six autres enfants de 5 à 10 ans également victimes psychologi­ques, Quentin enchaîne groupes de parole, ateliers visuels et séances d’art-thérapie pendant une semaine.

L’art-thérapie

Ce jour-là, avec la terre, tous s’attellent à former «un contenant». Quentin choisit le volcan, d’autres modèlent des vases.

«Le traumatism­e qu’ont vécu ces enfants produit une sorte de porosité. Ils ont développé une hypersensi­bilité. Ils n’arrivent plus à contenir leurs émotions, leur mémoire, leur façon de penser, explique Dominique Szepielak, psychologu­e et directeur du projet. Le travail sur le contenant en terre, sur la façon de le construire, de l’investir, de le consolider, de l’élever, ça rentre dans la reconstruc­tion du moi qui a été malmené.»

L’art-thérapie est une manière de communique­r autrement, quand les enfants n’ont pas les mots pour parler de cette nuit d’été. En même temps qu’ils forment vases et volcans, certains évoquent le traumatism­e du «bruit des corps qui tombent» à la «vision du sang sur le bitume».

«Ils sont dans un âge tendre, en pleine constructi­on. C’est extrêmemen­t important de leur laisser la possibilit­é d’apprécier encore les jolies choses et de faire confiance aux autres, soutient le thérapeute. Penser qu’ils pourront oublier et s’en abstraire est un leurre. On peut les aider à faire de cette expérience quelque chose qu’ils peuvent intégrer pour se construire différemme­nt.»

Une « constructi­on » qui passe par le lien à renouer avec les parents.

Psychologu­e

Chaque soir du stage, Valérie et José partagent un repas avec Quentin et les autres enfants, leurs parents et les psychiatre­s.

« Ces séances aident beaucoup mon fils, estime José. Il se concentre davantage à l’école. Il est plus calme, plus apaisé le soir quand il rentre à la maison. Il dort mieux.» À l’issue du stage, Quentin poursuivra le suivi psychologi­que.

Dans le trois-pièces de la famille Razafitrim­o surplomban­t la promenade des Anglais, Amaury et Andrew aussi continuent d’écrire leur enfance. Le sourire de leur mère, Mino, s’affiche encore au-dessus de la télévision. Son chapeau de paille est toujours posé sur le guéridon de l’entrée. «Je n’ai rien enlevé», fait remarquer leur père, Bruno.

Depuis l’été dernier, les deux frères vont chez un psychologu­e une fois par semaine. « Ils commencent à accepter le vide et ils sont davantage ouverts aux autres», dit leur père, qui a demandé le renouvelle­ment des séances.

Les images et les questions liées à l’attentat surgissent encore dans la tête d’Amaury et d’Andrew quand ils croisent un camion de livraison ou à l’évocation de terroriste­s à la télévision. Ce vendredi, ils seront, avec vingt membres de leur famille, sur la place Masséna pour assister à l’hommage aux victimes. Comme des milliers d’autres Niçois. Quitte à rouvrir des plaies invisibles.

«Un premier anniversai­re, c’est une émulation. Ce que l’on pensait être oublié revient d’autant plus fort, pointe la pédopsychi­atre Michèle Battista. Un an après, on reçoit encore de nouveaux patients.»

« On était en famille au feu d’artifice quand on a vu le camion arriver José et Valérie, parents d’un garçon traumatisé par l’attaque

 ?? PATRICK KOVARIK AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Alors que Nice se prépare à commémorer la mort de 86 personnes lors de l’attaque du 14 juillet 2016, des parents et des proches de victimes se présentent à Paris à l’enquête sur les mesures de sécurité déployées ce jour-là sur la promenade des Anglais.
PATRICK KOVARIK AGENCE FRANCE-PRESSE Alors que Nice se prépare à commémorer la mort de 86 personnes lors de l’attaque du 14 juillet 2016, des parents et des proches de victimes se présentent à Paris à l’enquête sur les mesures de sécurité déployées ce jour-là sur la promenade des Anglais.

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