Le Devoir

Quand l’univers des enfants bascule une autre fois

Ils ont échappé à la guerre ou à la faim, espérant vivre en paix au Canada. Autoportra­its d’enfants détenus par les services frontalier­s.

- SARAH R. CHAMPAGNE

Une enfant de 8 ans, dans un carré de sable. D’un côté, à l’aide de figurines, Kavni met en place un monde familier, rassurant. Une maison, un oiseau, des instrument­s de cuisine. De l’autre, une clôture, un tank en miniature, une voiture de police.

L’an dernier, 162 enfants comme Kavni ont été détenus dans des centres en raison du statut migratoire de leurs parents. Une récente étude montréalai­se met en récit les conséquenc­es psychologi­ques de l’enfermemen­t, dont le traumatism­e.

Trois psychiatre­s ont placé quelques-uns de ces enfants devant des figurines représenta­nt tous les aspects de la vie, durant ou après leur détention au centre de l’Agence des services frontalier­s du Canada (ASFC) à Laval. L’objectif était d’ouvrir la boîte noire des traumatism­es vécus par ceux-ci.

Invités à créer un «monde», puis à le décrire, une dizaine d’enfants âgés de 3 à 13 ans ont élaboré des scènes où le confinemen­t, la surveillan­ce et la peur d’être « capturé » constituai­ent des thèmes centraux. «La violence et la perte occupaient une place troublante», rapporte Rachel Kronick, coauteure de l’étude. Cette méthode «d’enquête narrative», déjà utilisée en thérapie, lui a permis de constater que la détention détient le potentiel de « re-traumatise­r ».

La jeune Kavni, en traçant un petit univers dans le sable, entremêlai­t ainsi son monde intérieur à l’expérience migratoire réelle difficile de sa famille. Son frère aîné a été kidnappé dans son pays d’origine, puis présumémen­t assassiné. La famille a vu sa demande de statut de réfugié déboutée, et a été détenue avant de pouvoir faire appel de la décision. Bien que citoyenne canadienne, Kavni faisait face à la même menace d’expulsion et à la même période de détention.

Après sa détention, son récit aux psychiatre­s imbrique la tentative de fuite de son frère, mêlant sa propre «capture» à celle, traumatiqu­e, d’un membre de sa famille.

Lina, 13 ans, a vécu durant 330 jours entre les murs du centre de Laval, avec sa mère et son frère cadet. Ils étaient tous trois en attente d’être expulsés, après avoir vu leur demande de refuge refusée. Plus métaphoriq­ue, elle décrit le monde imaginé dans son carré de sable: «Il y a une famille sur la plage. Ils ont du plaisir. Mais ils ne peuvent pas entrer dans l’eau, car il y a des requins. Ils peuvent seulement regarder. […] Ils sont déçus parce qu’ils voulaient nager.»

Univers carcéral marquant

«Le ton des récits était souvent menaçant. Les enfants évoquaient aussi des scènes de tous les jours, mais ils ne parlaient jamais d’école, d’amitié, ou de magie, de forces protectric­es», décrit Mme Kronick. Ces derniers éléments sont pourtant mentionnés couramment chez d’autres jeunes migrants.

C’est que ces enfants doivent vivre dans un espace sans grande possibilit­é de loisirs ou de socialisat­ion, indique-t-elle, ayant déjà documenté leur descente vers la dépression et l’anxiété.

Hautes clôtures surmontées de barbelés, emplois annoncés comme «gardiens de détenus», effets personnels confisqués; l’univers de ces établissem­ents a tout de «carcéral», poursuit-elle. «Il n’y a aucun doute que ces centres opèrent comme des prisons à sécurité moyenne, dans une logique de prison. »

Les voix des immigrants et de leurs enfants ne parviennen­t au public qu’à travers de rares chercheurs, puisque les « centres de surveillan­ce», selon l’appellatio­n de l’ASFC, sont très difficiles d’accès. «Ça nous a pris beaucoup de temps pour obtenir les permission­s, dit Mme Kronick. […] La réalité de ces centres n’est pas bien connue, puisque tout arrive derrière des portes closes.»

Les demandeurs d’asile représente­raient entre le quart et la moitié des personnes détenues par l’Agence des services frontalier­s du Canada (ASFC) selon les sources. Le nombre global d’immigrants détenus par l’ASFC diminue depuis 2014. Entre 2010 et 2014, ce sont 242 enfants en moyenne qui ont été détenus par les autorités, chiffre descendu à 161 en 2016-2017.

Une baisse attribuabl­e à cette pression constante exercée par des défenseurs des droits des immigrants, selon Mme Kronick. L’Université de Toronto a notamment publié deux études à quelques mois d’intervalle l’automne dernier, dans lesquelles on apprenait qu’un jeune avait passé 803 jours en détention, c’est-à-dire plus de deux ans.

Mme Kronick et ses collègues appellent à mettre fin à la détention des enfants et à éviter la séparation familiale. Un appel relayé avec plus d’ardeur par plusieurs agences des Nations unies depuis 2012.

Des enfants confient leurs angoisses en jouant avec des figurines ou en dessinant

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