Le risque Total crée de grandes inquiétudes à Polytechnique Montréal
Nous sommes des membres inquiets de la communauté de l’École polytechnique, qui choisira bientôt son prochain directeur général. Un des deux candidats à la direction est un dirigeant de l’une des plus grandes pétrolières au monde, soit la société Total SA, peu connue au Québec. Il s’agit de M. Philippe Tanguy, actuel vice-président aux programmes de partenariats en recherche et développement de la multinationale. Préoccupés à plusieurs égards par cette course à la direction, nous espérons que Polytechnique, un pilier de la recherche et du savoir-faire québécois, écoutera nos craintes et n’optera pas pour sa candidature.
Des craintes
D’abord, nos craintes sont grandes que cette nomination puisse associer publiquement Polytechnique à une entreprise contre qui de grands médias et des auteurs lancent accusations et critiques, lui octroyant un lourd bilan environnemental et humain. Par exemple, certains affirment que la firme aurait participé à des activités de corruption sous le régime de Saddam Hussein, serait responsable d’une grave marée noire et aurait même eu recours à des travaux forcés et à de l’évasion fiscale.
Par ailleurs, les importantes critiques visant Total que fait Alain Deneault dans son récent ouvrage De quoi Total est-elle la somme? nous inspirent bien des réserves. En effet, M. Deneault parle d’une «institution qui domine nos sociétés » et « d’actions sidérantes » allant du complot à la colonisation. Sans porter de jugement sur leur fondement, il faut admettre que ces allégations véhiculent une image négative de la pétrolière. Et encore, ce mercredi, Le Journal de Montréal a publié un article intitulé «Un VP de la multinationale Total à la tête de Polytechnique?» qui parle d’un malaise au sein de Polytechnique, voire d’une possible crise de confiance à venir.
La question nous semble importante: une association avec le nom de Total pourrait-elle entacher la réputation de l’École polytechnique?
Nous concevons comme une mauvaise nouvelle la venue d’un dirigeant du secteur industriel à cette fonction, plutôt que celle, par exemple, d’un exécutant universitaire expérimenté, pour diriger une institution publique de recherche. Nous comprenons de la plateforme du candidat qu’il invite à plus de subventions du privé et à une très grande réponse de l’Université pour satisfaire aux besoins des entreprises. Dans le cas de Total, du moins, nous jugeons cela trop risqué.
Liberté intellectuelle
Plusieurs d’entre nous se demandent si la liberté intellectuelle des chercheurs de Polytechnique conservera son indépendance et son intégrité. Il ne s’agit pas d’une crainte irréaliste. Elle puise notamment sa source dans une situation récente vécue à l’Université de la Saskatchewan, découlant de sa relation avec le privé: certains médias ont relayé des accusations selon lesquelles « l’Université et l’un de ses professeurs entretiennent des liens étroits avec l’entreprise Monsanto et agissent comme les “marionnettes” du géant de l’agroalimentaire».
Partout des universités se retirent de leurs investissements dans les combustibles fossiles pour favoriser la transition énergétique. L’Université Laval s’y est engagée, l’Université Concordia conduit un projet-pilote de placements excluant expressément les énergies fossiles. Selon Alexandre Shields du Devoir, «des universités prestigieuses ont […] choisi de se détourner, au moins en partie, de ce secteur énergétique. C’est le cas des universités Stanford, Yale et Oxford ».
Dans la foulée de l’Accord de Paris, Polytechnique devrait imiter ses consoeurs et se dissocier des énergies fossiles et de leurs industries. Choisir un candidat issu de cette industrie nous semblerait envoyer le message inverse. Tentons plutôt de démontrer que les ingénieurs créent des solutions de rechange aux combustibles fossiles. N’allons pas à contre-courant du mouvement universitaire. Montrons la considération que l’École porte à la cause environnementale.
Pour toutes ces raisons, nous souhaitons que Polytechnique écoute nos inquiétudes et ne nomme pas M. Tanguy au poste de directeur général.
Nous réaffirmons le principe de liberté intellectuelle et la nécessité éthique de s’engager dans un retrait des énergies fossiles.
* Lettre signée par plusieurs organismes et personnalités, dont on trouvera la liste sur notre site Web.