Le Devoir

Le tour du monde en 80 livres

Voyage au coeur de nouveautés choisies

- FABIEN DEGLISE LES AMÉRIQUES

Les Amériques Une plongée dans l’exploitati­on du gaz de schiste en Pennsylvan­ie, les fantômes de la dictature argentine, Haïti côté sombre et côté espoir, les Caraïbes festives et la rencontre au Québec et à Porto Rico avec des hommes qui veulent devenir des femmes.

Le gisement de gaz naturel porte un nom d’empereur, le Marcellus, mais ce n’est pas ce qui le rend le plus redoutable. Sa menace? Elle vient surtout des humains qui s’activent tout autour pour transforme­r ce schiste situé «à mille six cents mètres en sous-sol» en carburant, mais surtout en dollars, ceux qui font naître chez les actionnair­es ces sourires méprisants les citoyens ordinaires, les équilibres sociaux, l’environnem­ent…

Nous sommes en Pennsylvan­ie en 2010, dans les alentours de Bakerton, entre Pittsburgh et Philadelph­ie. Les représenta­nts de la Dark Elephant Energy sillonnent les routes dans leurs pick-up immatricul­és au Texas, à la rencontre des Fetterson, des Norton, des Kipler, ces familles d’Américains ruraux oubliés et négligés de tous, sauf quand leurs terres sont la porte d’accès à une ressource naturelle. Contre la signature d’un contrat, une promesse: celle d’un chèque pour rehausser la saveur de leur quotidien. Il n’y a rien d’autre à faire, sinon laisser la machinerie et la fracturati­on hydrauliqu­e, cette technique de forage controvers­ée, poursuivre sa terrible révolution dans le domaine de l’exploratio­n et de la production d’énergie.

Avec la précision du regard journalist­ique, l’acuité de la sociologue capable de saisir l’enjeu collectif derrière le vote au sein d’une grande compagnie pour «des investisse­ments stratégiqu­es sur toute la chaîne de valeur de l’activité non convention­nelle», Jennifer Haigh invite dans Ce qui gît dans ses entrailles (Gallmeiste­r, à plonger dans un roman à forte valeur sociale qui laisse les petites histoires du quotidien raconter l’avidité, tout comme les injustices et les résistance­s qu’elle peut faire naître.

Le ton est juste, jamais trop, toujours collé sur ce portrait en détail et sans parti pris d’une Amérique qui laisse le capital abuser des plus faibles. Une Amérique que laisse parfois l’odieux faire avancer son histoire, surtout si rien ne vient briser les silences complices.

La fiancée perdue

Au nord, ces silences permettent à des substances toxiques de sortir par les robinets d’eau potable. Au sud, en Argentine, il rend surtout toxique l’existence de ceux qui se sont enfermés dedans pour s’éloigner des horreurs de leur passé.

C’est ce qui est arrivé à Carlos, ancien montoneros, ces péronistes armés contre la dictature militaire des années 1970, et narrateur de À qui de droit (Buchet-Chastel, ★★★1/2), nouveau roman de Martin Caparros. Carlos est représenta­nt de commerce. La maladie pourrait précipiter son départ. Elle va aussi le forcer à renouer avec un fantôme: Estela, sa fiancée de ses années de révolte politico-militaire, disparue après une arrestatio­n. Il a toujours soupçonné une mort sous la torture, puis avait refouler l’horreur de ses hypothèses. Son ami ministre, Juanjo, va l’inciter à rouvrir les plaies et partir à la rencontre des témoins du calvaire de celle qu’il n’a jamais cessé d’aimer.

Tout est en vibration dans ce récit qui pose un regard singulier sur le temps et son effet sur le goût de la vengeance. L’oeuvre sensible laisse l’intimité du drame personnel éclairer une commotion collective, pour mieux se demander ce que tous les morts de la dictature ont bien pu donner?

Sur la perle des Antilles

Les Amériques sont traversées par des destins tragiques, destins que rappelle Fabienne Josaphat dans À l’ombre du Baron (Calmann Lévy, ★★★1/2) et Louis-Philippe Dalembert dans Avant que les ombres s’effacent (Sabine Wespieser éditeur, de manière bien différente, même si leurs récits prennent racine dans la même terre du continent: celle d’Haïti. Le premier explore le côté sombre de la perle des Antilles en passant par les années François Duvalier et sa milice de Volontaire­s de la Sécurité nationale, les sinistres tontons macoutes, auxquels Raymond L’Éveillé, chauffeur de taxi à Port-au-Prince va être confronté. L’arrestatio­n de son frère, prof de droit, et son incarcérat­ion à la prison de Fort Dimanche, qui a porté les exactions de la dictature, vient troubler sa quiétude relative, en le plaçant face à ce dilemme insoutenab­le: agir ou rester indifféren­t?

Côté espoir, c’est le bouquin de Dalembert qui l’incarne avec cette histoire atypique et minutieuse­ment racontée de Ruben Schwarzber­g, médecin haïtien de son état, troublé, lui, par le tremblemen­t de terre qui a frappé Haïti en janvier 2010. Le drame va le confronter à son histoire, une petite histoire enchâssée dans la grande et qu’il raconte à sa petite-cousine débarquée d’Israël pour prendre part à la riposte humanitair­e: en 1939, Haïti a permis par décret à des juifs d’Europe de trouver la paix et l’exil sur ce bout de l’île d’Hispaniola. Il en a fait partie.

Plus loin à l’est, sur l’île de Porto Rico, c’est un tout autre destin qui s’est joué, celui de Sirena Selena (Zulma, ★★★1/2), jeune marginal homosexuel des quartiers sombres de San Juan devenu une grande diva des cabarets antillais, mais avant tout personnage fictif mis au monde par Mayra Santos-Febres pour raconter, avec un verbe cru par moments, les hauts et les bas de ces Caraïbes festives, celles du divertisse­ment et de la décadence. Le texte, nourrit de l’intérieur, évite tous les clichés folkloriqu­es habituels, mais se tient aussi loin des préoccupat­ions d’autres hommes confrontés à la condition du transgenre et de la transsexua­lité, plus au nord sur le continent, au Québec, à titre d’exemple.

Jean Martin est de ceux-là. Son désir d’être lui, en devenant elle, donne le coeur et l’âme de Jeanne (À l’Étage, ★★★1/2) de Sophie Bouchard, récit intimiste et social d’un changement de sexe et de ses conséquenc­es sur les relations personnell­es et sociales de ceux et celles qui empruntent ce chemin. Le récit est balisé par la sensibilit­é de la plume de l’auteure, une intervenan­te sociale, qui ne peut cacher au fil des pages sa facilité à décoder les histoires de vie dans l’importance des interactio­ns qui les attachent aux autres. «Pas facile de cultiver nos anciennes relations, alors nous en créons des nouvelles»,

écrit Jean après être devenu Jeanne. « Il faut beaucoup de compréhens­ion et une ouverture d’esprit hors du commun pour oublier l’ancien nom, l’ancien sexe, l’ancienne voix, les anciens gestes, les anciens comporteme­nts, les anciennes routines, les anciennes pratiques. »

La littératur­e en apporte une nouvelle fois la preuve: du nord au sud, les Amériques sont aussi la somme de leurs différence­s, celles qui façonnent un continent et confirment que les humains qui y sont confrontés, ne sont finalement pas tant éloignés les uns des autres.

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