Mission dragon noir
Quand la découverte est votre tasse de thé
Les Indiens ont leur chaï. Les Japonais ont leur matcha. Les Taïwanais, eux, ont leur précieux oolong, ou «dragon noir». Si la découverte est votre tasse de thé, par ici la visite!
En ce jour ensoleillé de février, la foule se presse dans l’Old Street de Jiufen. Situé au nord de Taipei, capitale de Taïwan, le hameau s’étage à flanc de colline, face à une mer de Chine orientale d’un bleu digne d’une fine porcelaine.
De la fin du XIXe siècle aux années 1930, on s’y ruait pour faire fortune dans les mines d’or avoisinantes. Aujourd’hui, on court plutôt ses pittoresques maisons de thé.
Les touristes hongkongais, japonais, coréens et sans doute aussi taïwanais arpentent
les charmantes venelles du village tout en lorgnant les tables avec vue de ces maisons. Avec la guide Lin Linghue, alias «Appelez-moi Alex», nous nous installons chez A City of Sadness.
Drôle de nom pour un salon de thé, mais titre parfait pour un film tourné ici et abordant une révolte anti-Kuomintang. Pour révolutionner mes papilles caféinomanes, on n’aurait pu trouver mieux !
Climat et topographie variés aidant, l’île en forme de feuille… de thé est réputée pour sa production théicole.
Les premiers théiers y ont été plantés il y a 250 ans par des immigrants de la province chinoise du Fujian, qui les
avaient emportés dans leurs bagages.
Du nord au sud de l’Ilha Formosa, en passant par son centre-ouest montagneux, les aires de culture des thés verts, oolongs et noirs totalisent 20 000 hectares, où sont récoltées autant de tonnes de thé annuellement, entre avril et décembre.
De cette production, tout juste un dixième est dédié à l’exportation, selon l’agence gouvernementale Tea Research and Extension Station. C’est qu’on garde l’exquise potion pour soi, ganbei !
Au dire des connaisseurs, Taïwan produit certains des meilleurs oolongs du monde. «Oolong, ou wu long en mandarin, signifie “dragon noir” et tire son nom de la forme de la feuille une fois infusée», explique Alex.
Munie de pincettes de bois, elle farfouille d’ailleurs dans la théière pour me présenter mes «dragons» tieguanyin.
Plus près du thé vert que
du noir sur le plan de l’oxydation, l’oolong compte plusieurs crus.
Unique à Taïwan, le dongfang meiren (ou White Tip), surnommé «Beauté orientale» par les Anglais, tire sa saveur miellée de la réaction de l’arbuste aux morsures d’un insecte parasite! Le rare thé bleu-vert d’Alishan croît à une altitude de plus de 2200 mètres et peut être infusé jusqu’à huit fois!
Au quotidien, le thé des hautes montagnes (entre 1000 et 2000 mètres d’altitude) est le préféré de la majorité des Taïwanais. Le baozhong (ou pouchong), lui, est pratiquement vert. Parce que ce thé dit «emballé» servait de tribut à l’empereur de Chine, c’est celui qu’on offre pour souligner une naissance, une promotion ou autre occasion spéciale.
Quant à mon tieguanyin à la robe rougeâtre, il est parfait, déclarent mes papilles. Parce qu’il a été torréfié plusieurs fois, il a un nez de noisette un rien fumé et une bonne longueur en bouche. «Oui, ce thé est de bonne qualité», tranche Alex. Je n’en espérais pas moins à 600dollars taïwanais (26 $) la théière !
«
Lorsque les théières sont très vieilles, on n’a seulement plus besoin d’y mettre de thé! Jason Wang de Wang Tea, une maison fondée en 1890
Chez M. Wang
À Taipei, bordant les quais du fleuve Danshui, Dadaocheng est le quartier historique des négociants de thé, d’herbes médicinales, de soie et de coton. Si les jonques de jadis ont disparu, autour des rues Dihua, Yanping et Chongqing, d’anciens entrepôts ont été reconvertis en maisons de thé et en boutiques d’antiquités. Ce secteur — qui distille un parfum Vieille Chine alors qu’ailleurs à Taipei on se croirait plutôt à Tokyo — est tout indiqué pour s’approvisionner en mesures à thé en bambou, en tasses traditionnelles et en théières en argile réputées les meilleures pour absorber les arômes de l’oolong au fil des infusions.
«Lorsqu’elles sont très vieilles, on n’a seulement plus besoin d’y mettre de thé!» lance en riant Jason Wang de Wang Tea, une maison fondée en 1890 et sise rue Chongqinq.
Après m’avoir montré la vaste pièce où certains de ses thés sont encore torréfiés à l’ancienne dans des paniers de bambou posés au-dessus d’un feu de charbon de bois, le jeune homme me propose une dégustation dans les règles de l’art de son thé signature, l’oolong Chi Chong Pouchong.
C’est donc votre meilleur? dis-je. «Mon préféré, rétorque le commerçant, car il est difficile de dire quel thé est le meilleur tellement il y a de variables en jeu: le terroir et la ferme d’où il provient, la saison de la cueillette — par exemple, les récoltes d’été sont les meilleures pour les variétés Beauté orientale et assam —, notre traitement du thé et nos assemblages. » On croirait entendre un sommelier !
Et puis, il y a nos propres interventions qui peuvent… tout gâcher. «Utilisez trop de thé, versez de l’eau trop bouillante sur les feuilles et la boisson sera amère, poursuit le représentant de la cinquième génération des Wang. Infusez le thé trop brièvement ou trop longuement, et il aura perdu de sa subtilité. Arrêtez-vous après trois infusions plutôt que les cinq recommandées et le thé n’aura pas exprimé toute sa complexité. »
Coupelle à infusion avec couvercle, petite théière, minitasses à dégustation: j’ai l’impression de jouer à la dînette avec Ken! Or il s’agit pourtant d’un rituel codifié, au même titre que le chanoyu, la cérémonie du thé des Japonais, et ce, depuis le XVIe siècle et la dynastie des Ming.
Le thé qui se mange
Surprise: les Taïwanais ne font pas que boire leur thé, ils en mangent aussi. «Ces dernières années, la popularité grandissante des maisons de thé a facilité la naissance d’une cuisine créative à base de thé», précise le Bureau de tourisme. Aux traditionnels oeufs marinés dans le thé noir, vendus jusque dans les enseignes 7Eleven, se sont ajoutés de nouveaux plats tels les raviolis parfumés à la vapeur d’une infusion de thé vert, le poulet cuit au tieguanyin ou encore la populaire soupe de nouilles au boeuf relevée de thé noir.
Au Sun Moon Lake, une région idyllique bien connue pour ses jardins de thé assam, j’ai dégusté une poêlée de champignons à laquelle des feuilles infusées et frites ajoutaient une délicieuse texture croquante. Histoire de répéter l’expérience, je suis allée à Maokong.
Maokong est un district théicole du sud de Taipei réputé pour sa production de baozhong et de tieguanyin. C’est un secteur absolument charmant, que l’on atteint au terme d’un trajet en téléphérique et duquel on a, par temps clair, une vue saisissante sur la ville et son «phare», la tour Taipei 101.
Les habitants de la ville s’y rendent pour sillonner les multiples sentiers de randonnée qui zèbrent les collines, traversent une forêt de camphriers et bordent des jardins de thé pour se recueillir dans un temple et… pour manger !
Ce jour-là, manque de pot, The Big Teapot, le restaurant du chef A-Yi, qui cuisine depuis 20 ans avec du thé, était fermé pour cause de mariage. Je me suis donc rabattue sur un autre restaurant de Zhinan Road dont la carte affichait porc, sanglier, patates douces, chou, riz frit, alouette, au thé ou à l’huile de thé. Sans doute moins raffinés que ceux du chef vedette, ces plats-ci étaient tout de même très goûteux.
Comme on ne boit pas de thé en mangeant, mais plutôt après, je suis allée siroter le mien au Centre de promotion du thé, qui offre des dégustations des variétés cultivées dans les parages.
J’y ai retrouvé mon tieguanyn au nez de noisette et découvert un baozhong très floral. Grâce à «Appelez-moi Shawn» et à «Appelez-moi Liz», deux jeunes résidants de Taipei venus acheter leur thé préféré, j’ai passé un moment délicieux. Car le thé ne sert pas qu’à «oublier le bruit du monde», comme disait le maître de thé Lu Yu, mais aussi à se rapprocher de nos semblables.