Roméo Dallaire de retour en enfer par devoir
«Bon, vous avez maintenant une bonne idée de ce que j’ai vécu, de ce que je vis encore. Je me demande si vous me mépriserez d’être tombé si bas », écrit le général et sénateur à la retraite Roméo Dallaire dans Premières lueurs. Mon combat contre le trouble de stress post-traumatique (TSPT), qui arrive ce mercredi en librairie.
Les 200 pages précédentes évoquent sous la lumière crue d’un témoignage d’une franchise parfois difficilement tolérable le cauchemar du génocide rwandais, mais surtout les ténèbres au coeur desquelles l’homme s’est claquemuré à son retour au pays. Comment pourrait-on mépriser celui qui arbore sa vulnérabilité avec autant de courage ?
«Je pense que c’est responsable de se poser cette question, de se demander si on n’a pas été trop direct dans les descriptions, si on n’a pas offusqué les gens », explique-t-il de cette voix singulière, à la fois traînante et fière, dans un français à la syntaxe parfois fantaisiste ponctué de « Yeah ». Roméo Dallaire est l’un des rares messieurs capables de donner du «jeune homme» à son interlocuteur sans que l’interjection charrie quelque paternalisme, mais plutôt une forme de sympathique déférence.
Malgré le travail dont il s’assommait, malgré les appartements minables dans lesquels il habitait par choix, malgré la malbouffe et l’alcool avec lesquels il s’anesthésiait, celui qui a serré la main du diable subirait, et subit toujours, la douleur des atroces images qui assaillent constamment la mémoire, et de la honte qui les accompagne.
« Écrire le livre, c’est tout simplement retourner en enfer», assure-t-il alors que nous l’invitons à soupeser ce qu’il sacrifie de sa santé chaque fois qu’il raconte à nouveau l’indicible, d’abord auprès de sa coauteure Jessica Dee Humphreys, puis ces jours-ci auprès des médias montréalais. N’est-ce pas se faire inutilement violence? «Si tu ne revis pas tout ça, tu n’es pas capable de le décrire, insiste-t-il, sur un ton à la fois pragmatique et résigné. Quand on me demande: “Est-ce que le livre vous a permis de passer outre?”, je réponds non. J’ai tout simplement tout revécu ce que j’avais espéré oublier, sans en être capable.»
Pour en finir avec l’omerta
Peu importe la souffrance à laquelle il allait s’astreindre en toute connaissance de cause, il fallait nommer les sombres méandres du TSPT, par devoir, explique Roméo Dallaire, afin que la maladie ne soit plus seulement associée dans l’esprit du grand public aux nombreux suicides qu’elle provoque. La noirceur quotidienne dans laquelle sont plongés les vétérans qui surnagent demeurait trop ignorée.
De retour au Canada après une mission au Rwanda durant laquelle il aura été contraint d’obser ver, mains liées, un génocide décimer une population, le général Dallaire multiplie bénévolement les conférences sur le sujet «dans des écoles secondaires ou devant les membres de clubs Rotary, de ligues de quilles et de clubs de lecture ». Il en ressort lesté d’une fatigue qui par vient parfois brièvement à le mener jusqu’au sommeil, bien que chevillé à son récit et aux affolants souvenirs qu’il contient.
Quelques collègues décèleront bientôt dans son comportement et dans son regard fiévreux les symptômes d’un trouble. Roméo Dallaire, lui, ne parlera publiquement de stress post-traumatique qu’en 1997, désobéissant doucement à l’omerta qui prévalait au sein d’une armée prisonnière d’une idée de la masculinité blindée à toute forme de fragilité.
«Les Forces armées canadiennes, c’est une organisation très darwinienne, qui impose que les gens soient constamment au maximum de leur capacité, rappelle M. Dallaire. C’est aussi une organisation très visuelle, et cette blessure-là, tu ne la vois pas. C’est dur de déterminer si le gars est une moumoune ou s’il est réellement blessé. Dans l’armée, il y a très peu de tolérance pour ceux qui sont chancelants. Ta vie dépend de celui qui est à côté de toi. Il y a donc eu une réaction historiquement agressive contre ce genre de blessure. Il y a des vieux qui disaient: “Plus t’en parles, plus il va y en avoir”, au lieu de réaliser que plus on en parle, plus on va avoir les outils pour l’atténuer.» Il estime aujourd’hui que les Forces armées canadiennes, comme la recherche universitaire, ont fait des «pas de géant, même si on n’en fait jamais assez» en matière de prévention et de traitement du TSPT.
Quelle place le génocide rwandais occupe-t-il désormais dans son esprit ? «Trop», laisse laconiquement tomber celui qui, à 70 ans, envisage son propre TSPT comme une blessure incurable, parce qu’il ne l’a pas soignée assez rapidement. Il ajoute, de crainte que l’on assimile sa réponse à un reniement du peuple rwandais : « Je dis “trop”, mais pas dans le sens négatif. Ce que je dis, c’est que ces événements-là sont aussi vivants dans ma tête qu’il y a 23 ans, et ça ne changera pas. »
Vous avez fait la paix avec cette constante présence de l’horreur dans votre vie? « Pas nécessairement. »