Le Devoir

Roméo Dallaire de retour en enfer par devoir

- DOMINIC TARDIF

«Bon, vous avez maintenant une bonne idée de ce que j’ai vécu, de ce que je vis encore. Je me demande si vous me mépriserez d’être tombé si bas », écrit le général et sénateur à la retraite Roméo Dallaire dans Premières lueurs. Mon combat contre le trouble de stress post-traumatiqu­e (TSPT), qui arrive ce mercredi en librairie.

Les 200 pages précédente­s évoquent sous la lumière crue d’un témoignage d’une franchise parfois difficilem­ent tolérable le cauchemar du génocide rwandais, mais surtout les ténèbres au coeur desquelles l’homme s’est claquemuré à son retour au pays. Comment pourrait-on mépriser celui qui arbore sa vulnérabil­ité avec autant de courage ?

«Je pense que c’est responsabl­e de se poser cette question, de se demander si on n’a pas été trop direct dans les descriptio­ns, si on n’a pas offusqué les gens », explique-t-il de cette voix singulière, à la fois traînante et fière, dans un français à la syntaxe parfois fantaisist­e ponctué de « Yeah ». Roméo Dallaire est l’un des rares messieurs capables de donner du «jeune homme» à son interlocut­eur sans que l’interjecti­on charrie quelque paternalis­me, mais plutôt une forme de sympathiqu­e déférence.

Malgré le travail dont il s’assommait, malgré les appartemen­ts minables dans lesquels il habitait par choix, malgré la malbouffe et l’alcool avec lesquels il s’anesthésia­it, celui qui a serré la main du diable subirait, et subit toujours, la douleur des atroces images qui assaillent constammen­t la mémoire, et de la honte qui les accompagne.

« Écrire le livre, c’est tout simplement retourner en enfer», assure-t-il alors que nous l’invitons à soupeser ce qu’il sacrifie de sa santé chaque fois qu’il raconte à nouveau l’indicible, d’abord auprès de sa coauteure Jessica Dee Humphreys, puis ces jours-ci auprès des médias montréalai­s. N’est-ce pas se faire inutilemen­t violence? «Si tu ne revis pas tout ça, tu n’es pas capable de le décrire, insiste-t-il, sur un ton à la fois pragmatiqu­e et résigné. Quand on me demande: “Est-ce que le livre vous a permis de passer outre?”, je réponds non. J’ai tout simplement tout revécu ce que j’avais espéré oublier, sans en être capable.»

Pour en finir avec l’omerta

Peu importe la souffrance à laquelle il allait s’astreindre en toute connaissan­ce de cause, il fallait nommer les sombres méandres du TSPT, par devoir, explique Roméo Dallaire, afin que la maladie ne soit plus seulement associée dans l’esprit du grand public aux nombreux suicides qu’elle provoque. La noirceur quotidienn­e dans laquelle sont plongés les vétérans qui surnagent demeurait trop ignorée.

De retour au Canada après une mission au Rwanda durant laquelle il aura été contraint d’obser ver, mains liées, un génocide décimer une population, le général Dallaire multiplie bénévoleme­nt les conférence­s sur le sujet «dans des écoles secondaire­s ou devant les membres de clubs Rotary, de ligues de quilles et de clubs de lecture ». Il en ressort lesté d’une fatigue qui par vient parfois brièvement à le mener jusqu’au sommeil, bien que chevillé à son récit et aux affolants souvenirs qu’il contient.

Quelques collègues décèleront bientôt dans son comporteme­nt et dans son regard fiévreux les symptômes d’un trouble. Roméo Dallaire, lui, ne parlera publiqueme­nt de stress post-traumatiqu­e qu’en 1997, désobéissa­nt doucement à l’omerta qui prévalait au sein d’une armée prisonnièr­e d’une idée de la masculinit­é blindée à toute forme de fragilité.

«Les Forces armées canadienne­s, c’est une organisati­on très darwinienn­e, qui impose que les gens soient constammen­t au maximum de leur capacité, rappelle M. Dallaire. C’est aussi une organisati­on très visuelle, et cette blessure-là, tu ne la vois pas. C’est dur de déterminer si le gars est une moumoune ou s’il est réellement blessé. Dans l’armée, il y a très peu de tolérance pour ceux qui sont chancelant­s. Ta vie dépend de celui qui est à côté de toi. Il y a donc eu une réaction historique­ment agressive contre ce genre de blessure. Il y a des vieux qui disaient: “Plus t’en parles, plus il va y en avoir”, au lieu de réaliser que plus on en parle, plus on va avoir les outils pour l’atténuer.» Il estime aujourd’hui que les Forces armées canadienne­s, comme la recherche universita­ire, ont fait des «pas de géant, même si on n’en fait jamais assez» en matière de prévention et de traitement du TSPT.

Quelle place le génocide rwandais occupe-t-il désormais dans son esprit ? «Trop», laisse laconiquem­ent tomber celui qui, à 70 ans, envisage son propre TSPT comme une blessure incurable, parce qu’il ne l’a pas soignée assez rapidement. Il ajoute, de crainte que l’on assimile sa réponse à un reniement du peuple rwandais : « Je dis “trop”, mais pas dans le sens négatif. Ce que je dis, c’est que ces événements-là sont aussi vivants dans ma tête qu’il y a 23 ans, et ça ne changera pas. »

Vous avez fait la paix avec cette constante présence de l’horreur dans votre vie? « Pas nécessaire­ment. »

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 ?? PEDRO RUIZ LE DEVOIR ?? Roméo Dallaire ne parlera publiqueme­nt de stress post-traumatiqu­e qu’en 1997, désobéissa­nt doucement à l’omertà qui prévalait au sein des Forces armées canadienne­s.
PEDRO RUIZ LE DEVOIR Roméo Dallaire ne parlera publiqueme­nt de stress post-traumatiqu­e qu’en 1997, désobéissa­nt doucement à l’omertà qui prévalait au sein des Forces armées canadienne­s.

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