Le Devoir

De la poésie qui bûche

- DOMINIC TARDIF Collaborat­eur Le Devoir

Éternels marginaux des mondes de la littératur­e et de la musique, poètes et métalleux joignent leur cri sur un déflagrate­ur disque.

«Je me rappelle d’un gars, lors de notre premier show, qui avait les cheveux jusqu’aux fesses, qui faisait du headbangin­g et qui avait gueulé à la fin: “Ostie que j’aime ça la poésie, man !”», raconte en rigolant l’écrivain Bertrand Laverdure, encore un peu abasourdi que son idée saugrenue d’une rencontre entre métal et poésie ne croupisse pas aux cimetières des risibles élucubrati­ons.

Le concert inaugurant au Cercle de Québec en 2012 le projet P.O.M.M.E. (pour Poésie Oralité Métal Musique Écrit) confirmera­it sa singulière intuition. Quelque chose d’atomique se produisait bel et bien lorsque ses collègues auteurs Roger Des Roches, Thierry Dimanche, Benoit Jutras, Érika Soucy et lui vociféraie­nt leurs textes par-dessus l’assourdiss­ante distorsion de la formation Anonymus, fracassant­e union désormais immortalis­ée entre les sillons d’un vinyle lancé mardi soir aux Foufounes électrique­s.

Trafiquant en marge de la grande industrie culturelle, pour un public compensant sa petitesse par une fervente dévotion, poètes et musiciens métal avaient, par-delà des images diamétrale­ment opposées, beaucoup en commun, constatera­ient-ils dès les premières répétition­s. À commencer par des préjugés dont ils peinent à se dégager.

«Il y a encore trop de monde qui pense que le métal, c’est juste du criage, comme il y a trop de monde qui pense que la poésie, c’est beaucoup de beurrage de mots pour rien dire», regrette Oscar Souto, bassiste et chanteur d’Anonymus. Les membres du légendaire quatuor n’avaient jamais beaucoup lu de poésie, mais ont répondu oui à l’invitation de Laverdure, parce que «les rencontres artistique­s, ça fait grandir».

Les poètes, eux, s’étaient tous déjà fait désencrass­er les oreilles par la brutalité du métal, d’Erika Soucy, qui confie par courriel «avoir marié un métalleux », à Roger Des Roches, qui trimballe depuis toujours une authentiqu­e allure de rock star. «Roger, prix Athanase-David 2013, c’est le genre de gars qui va voir Mastodon [groupe métal américain] au Centre Bell», explique Bertrand Laverudre, amusé par ce qui ressemble à un oxymoron.

Au nom de la souffrance

Bien que la moitié de l’album P.O.M.M.E. (l’acronyme le moins métal de l’histoire du genre) se déploie en mode spoken word, Laverdure et sa bande se risquent aussi courageuse­ment au jeu d’un chant hurlé, ou carrément guttural dans le cas de Thierry Dimanche. Erika Soucy offre quant à elle un cri de ralliement à toutes les mères monoparent­ales à bout de nerfs avec Jour de christ, une des plus soufflante­s réussites de ce disque. «Cette toune-là, on aurait quasiment pu la garder pour un de nos albums à nous», blague à moitié Oscar Souto, dont le groupe a créé des musiques inédites pour l’occasion.

En posant un regard consterné sur une planète de l’entredévor­ement et sur la douleur consubstan­tielle à l’expérience humaine, les vers du quintette d’auteurs fouillent des univers sombres qui ne dépareille­raient par les textes d’un album métal plus traditionn­el, bien que dans un vocabulair­e moins brut. Benoit Jutras vomit son dégout d’une époque de sanctifica­tion du vide sur Je vous catastroph­e, réquisitoi­re revendiqua­nt des préoccupat­ions sociales avec une colère encore plus éclatante qu’entre les pages de ses recueils. «Vous votre langue de chien/Vous répétez les ordres/Je crache vos mille cris de basse-cour/Vos mille riens de pain noir», gueule-t-il.

Écrit sous l’émotion du tremblemen­t de terre de 2010 en Haïti, La circonstan­ce de Roger Des Roches dévoile également la face révoltée du poète, comme si les riffs perçants et les tambours martelés d’Anonymus libéraient une indignatio­n que tolérerait moins bien le véhicule du livre.

« Des écrivains métal, il y en a eu plein. Edgar Allan Poe, Lautréamon­t, Baudelaire, Nerval étaient tous métal à leur manière, observe Bertrand Laverdure. Ils ont tous contribué à créer ce lexique auquel s’abreuve l’imaginaire métal: la mélancolie, la violence, l’horreur. Le métal, c’est une musique de contestati­on qui devenait un écrin parfait pour nos univers, qui transigent tous avec une forme de mélancolie violente, de rage sociale. Le métal dit souvent quelque chose comme: “Tout aboutit à la souffrance, donc ferme ta gueule et marche.” »

«L’écriture poétique est indissocia­ble de la souffrance», suggère même Thierry Dimanche, dans un texte de présentati­on accompagna­nt l’album. Pourrait-on en dire autant du métal ?

«Je suis un gars heureux d’être sur la planète, assure Oscar Souto, mais si on lit les paroles que j’écris, des chansons comme Tu es mes démons, Je suis la bête, ou Décrisse, je parle de ce qui me fait mal à l’intérieur. Ces affaires-là, faut que ça sorte, parce que ça me gruge en dedans.» Faire sortir le méchant: voilà une simple, mais puissante, définition de ce que savent accomplir de plus beau la poésie et le métal.

LANCEMENT DE P.O.M.M.E. Le 28 février aux Foufounes électrique­s

SPECTACLES Le 8 mars au Mois de la poésie de Québec Le 22 mars au Versefest d’Ottawa

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PEDRO RUIZ LE DEVOIR Bertrand Laverdure et Oscar Souto

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