Le Devoir

Sous la lentille de Proust

- ODILE TREMBLAY otremblay@ledevoir.com

Dans le café de notre rendez-vous, JeanPierre Sirois-Trahan paraissait à la fois sonné et heureux. Sonné, à force d’enchaîner des entrevues pour des médias du monde entier, des «people» aux «sérieux». Heureux, car en notre monde d’instantané­ité, voir l’annonce d’un film montrant Marcel Proust (on se contentait de ses photograph­ies) susciter pareil émoi planétaire est bon signe. Preuve que la littératur­e possède encore un immense pouvoir de fascinatio­n, «même chez

ceux qui n’ont jamais lu Proust», précise ce professeur de cinéma à l’Université Laval, qui l’a identifié dans un film de famille, aux Archives nationales de Bois-d’Arcy.

Quelques secondes d’un jeune homme en redingote dévalant les marches de l’église de la Madeleine après le mariage d’Armand de Guiche et d’Élaine Greffulhe en 1903.

Est-ce vraiment lui à 33 ans? On le déduit à l’ovale du visage et aux vêtements, faute de voir ses yeux, hésitant : oui. Non. Quoique… Ah !

Cathédrale de la littératur­e, sommet d’observatio­n, d’introspect­ion, d’humour, d’érudition et de style, À la recherche du temps perdu (alias La

recherche) constitue du haut de ses 3000 pages, pour la nuée des proustophi­les (j’en suis), le plus grand roman jamais écrit.

Par-delà le buzz

Un journalist­e d’ici a demandé à Jean-Pierre Sirois-Trahan en quoi La recherche pouvait intéresser des Québécois. Autant s’étonner d’en voir vibrer à l’écoute de Mozart, ou devant un Chagall. «Parce que son oeuvre est universell­e», répondit-il à juste titre.

Le professeur affichait un regret: que ce buzz autour d’un film, avec clics et controvers­e, prenne le pas sur l’ouvrage de la Revue d’études proustienn­es, Proust au temps du cinématogr­aphe: un écrivain face aux médias (publié chez Classiques Garnier) qui révèle au grand jour l’existence de ces images (suggérée ailleurs par une historienn­e, ce qu’il ignorait). Ce livre, dont il a dirigé la rédaction avec ThomasCarr­ier Lafleur de l’Université de Montréal, captivera les proustiens.

Les rapports de La recherche avec les arts populaires: de la lanterne magique chère à l’enfance de Proust, aux caricature­s, panoramas, féeries, théâtropho­ne, phonograph­es, films et autres enregistre­ments n’avaient jamais été abordés de front. Les textes sont d’une quinzaine d’auteurs (dont le journalist­e québécois Robert Lévesque).

Jean-Pierre Sirois-Trahan y analyse les rapports de Proust avec le cinéma. Officielle­ment, l’écrivain français dédaignait un art qualifié par lui de «déchet de l’expérience». Il se targuait de n’avoir jamais vu de film ni d’être entré dans un cinéma. « Faux ! » répond le professeur, démontrant du moins sa présence à une séance du cinématogr­aphe en 1908 au Grand Casino de Cabourg.

À ses yeux, Proust (mort en 1922), passionné par les inventions de son époque, a construit son monument littéraire en résistance au cinéma, art en expansion, pour démontrer que la littératur­e pouvait le dépasser comme machine à remonter le temps. Son style par ailleurs, avec le découpage des plans et des séquences, rappelle des procédés cinématogr­aphiques. Et de conclure par cette délicieuse pirouette : «À la recherche du temps perdu est le plus beau film du monde.»

On lui réplique qu’aucun chef-d’oeuvre du 7e art n’a atteint à notre avis la profondeur de La recherche, sans écarter sa thèse pour autant. «Le cinéma moderne va lire Proust et s’en influencer », ajoute-t-il. Vrai. Un texte de Thomas Carrier-Lafleur et Guillaume Lavoie sur Le temps retrouvé, grand film proustien de Raoul Ruiz, éclaire dans l’ouvrage la fécondatio­n d’un art par l’autre. Du côté de chez Sylvie Moreau

De quoi courir au spectacle de Sylvie Moreau à l’Espace libre: Dans la tête de Marcel

Proust. La comédienne et dramaturge, en 15 tableaux et cinq interprète­s à rôles multiples, transpose l’oeuvre et la bio dans un objet contempora­in composite.

L’auteur asthmatiqu­e (Pascal Contamine) écrit de son lit et ses personnage­s prennent vie dans une Belle Époque rêvée et retrouvée. Sylvie Moreau voulait transmettr­e l’immense impact émotif que La recherche eut sur elle, prouvant que par-delà époques et lieux, l’être humain peut se reconnaîtr­e dans le miroir tendu.

Autant Proust au temps du cinématogr­aphe passionner­a surtout les proustophi­les, autant

Dans la tête de Proust peut initier à son oeuvre. L’intro paraît en ce sens démonstrat­ive, puis le mobile tourne. Devant l’écrivain (huit ans couché à écrire La recherche, drogué et sous-alimenté), ses héros animent des extraits du livre : le baron de Charlus, risible et majestueux, Swann et sa jalousie, l’auteur sacrifié à son oeuvre, la duchesse de Guermantes enchaînant les mots d’esprit, etc. Les personnage­s masculins paraissent en gros mieux dessinés, hormis la gouvernant­e de Proust, Céleste Albaret, fort touchante. Dans l’ensemble, l’humour et la poésie de ce bal des têtes enchantent. Assez pour convaincre maints spectateur­s de pénétrer À la

recherche du temps perdu par son célèbre incipit : «Longtemps, je me suis couché de bonne heure.»

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