Le Devoir

Un médecin qui travaille fort… plus qu’avant !

- CHANTAL VALLÉE Spécialist­e en médecine interne, professeur­e agrégée de médecine à l’Université de Sherbrooke et chef de départemen­t, CISSS de la Montérégie-Centre

Je vous écris en réaction à l’article de madame Amélie Daoust-Boisvert paru dans Le Devoir du samedi 18 février, intitulé «Trop bien soignés, les médecins?».

D’abord, je confirme que je suis bien payée, nettement mieux que la majorité des citoyens. Laissez-moi toutefois vous expliquer ce qu’est ma vie et en quoi mon travail, loin d’avoir diminué au fil des ans, s’est accru.

Ayant commencé à pratiquer la médecine au début des années 2000, je soigne et suis près de 2000 patients par année, en plus d’enseigner à temps plein à des étudiants en médecine. Au fil des 15 dernières années, mes cliniques se sont alourdies de patients plus âgés, plus malades, souvent présentant quatre ou cinq problèmes de santé à la fois, avec un réseau social qui commence à s’effriter. Malgré tout, je vois aujourd’hui plus de patients par demi-journée qu’en début de pratique, parce que je suis plus expériment­ée. Même constat à l’hospitalis­ation. Malgré tout, nos durées de séjour ne se prolongent pas, et nous assurons un suivi rapide pour éviter une nouvelle visite à l’urgence.

De garde à l’urgence, j’évalue en moyenne douze patients par jour, en plus des suivis à assurer. Je cours ensuite à l’étage, à la salle de chimiothér­apie ou en hémodialys­e, pour éviter à mes patients une visite supplément­aire en clinique quand je sais qu’ils doivent déjà venir à l’hôpital pour leur traitement.

J’ai été de garde en moyenne une fin de semaine sur quatre depuis le début de ma pratique. Le samedi, je laisse ma famille et je me rends à l’hôpital, où je passerai les 12 prochaines heures à m’occuper de patients gravement malades, à courir évaluer à l’urgence ceux qui ont besoin de mon expertise, à répondre aux questions des patients et de leur famille, et quittant en fin de journée, souvent après le souper que j’aurai sauté (parfois comme le dîner), pour venir embrasser mes petits loups avant le dodo. Le dimanche se déroule de la même façon, et le lundi n’est pas congé puisque la garde à l’hospitalis­ation se poursuit.

Je peux compter mes semaines d’absence par année sur les doigts d’une main. Bien souvent, j’ai quelques jours dans le temps des Fêtes, entre les gardes qui me font manquer fêtes de famille et autres activités. Je prends deux à trois semaines l’été, question de passer du temps avec ma famille et de me ressourcer. Le reste de mes absences est pour siéger au jury national d’examen de ma spécialité ou pour assister à un congrès.

Dans le rôle de la patiente

Dans un passé plutôt récent, j’ai expériment­é le rôle de patiente, ayant été atteinte d’un cancer du sein. Après une absence du travail de six mois, pendant lesquels j’ai subi chirurgie, chimiothér­apie et radiothéra­pie, on m’a mise en garde contre moi-même à mon retour. J’ai bien voulu revenir au travail avec un rythme un peu moins exigeant, mais je n’ai pu me fermer les yeux sur les besoins des patients, sur la charge de travail des collègues, sur les besoins en leadership médical de notre organisati­on. J’ai repris le rythme et il est aujourd’hui plus intense qu’avant ce congé forcé.

Je ne facture pas les centaines de formulaire­s d’assurance que je remplis annuelleme­nt, puisque je suis bien payée à la base et que je considère que cela fait partie de mon travail de médecin traitant. Je ne compte pas les dizaines d’heures chaque semaine que je passe à lire, à chercher les nouvelles études pertinente­s à ma pratique clinique pour donner les meilleurs soins à mes patients, après avoir couché mes enfants et rangé ma cuisine. J’assiste à des dizaines de réunions par mois (bien plus nombreuses que le nombre qui m’est remboursé par la RAMQ) pour assurer la qualité des soins et la gestion saine des ressources très limitées dans notre réseau. Enfin, je tais toutes les nuits passées à revivre l’annonce d’un cancer à une patiente qui mourra probableme­nt dans le prochain mois ou l’annonce d’une maladie pulmonaire sévère. Pour trouver la bonne façon de dire, de suivre, d’apaiser, il faut parfois penser et repenser, prendre le temps, donner de son temps… ce qui n’est pas payant!

Je connais la qualité des médecins avec qui je travaille. Je peux vous assurer qu’ils travaillen­t aussi fort que moi. Je suis consternée de lire que la population n’a aucun retour sur son investisse­ment en ce qui concerne les soins dispensés par les médecins, comme le dit M. Contandrio­poulos, cité dans l’article du 18 février. Je suis fatiguée qu’on attribue tous les maux du système à la féminisati­on de la profession: je travaille aussi fort que mes collègues masculins. Je suis horrifiée qu’on dise de nous qu’on veut surtout une qualité de vie. Mes enfants me font trop souvent le commentair­e que je ne suis pas là, même si je fais parfois de réelles acrobaties dans mon horaire pour concilier travail et vie familiale.

Je veux simplement que vous compreniez que je ne peux pas travailler plus fort. Si je compte toutes les heures de soins, de revue de résultats de laboratoir­e et de radiologie, de lecture, de gardes, de réunions, de cours, de conférence­s, de préparatio­n d’examens, de suivis (par téléphone ou par courriel), j’estime ma rémunérati­on juste. Je ne suis pas millionnai­re, loin de là, je n’aspire pas à le devenir. Je veux simplement qu’on cesse d’insinuer que je ne travaille pas. Le nombre d’actes posés est une chose, la lourdeur des actes en est une autre ! Cessez de nous blâmer pour tous les maux du système, nous en subissons les désagrémen­ts nous aussi, et tentons quotidienn­ement de les repousser, pour le bien et la santé de nos patients !

«Je ne suis pas millionnai­re, loin de là, je n’aspire pas à le devenir. Je veux simplement qu’on cesse d’insinuer que je ne travaille pas.»

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