Fugues

UN AUTRE GENRE D’AMOUR ( PARTIE 4)

- FRÉDÉRIC TREMBLAY fred_trem_09@hotmail.com

Sébastien en est venu à croire que Nicolas utilise sa dépression comme excuse pour tout et pour rien, et que, même s’il s’en tire éventuelle­ment, il ne l’avouera à personne pour continuer de profiter de l’attention qu’on lui accorde. Il est rapidement détrompé par une améliorati­on soudaine de l’état de son ex. Il commence à rire et à sourire plus souvent, à prendre des initiative­s, à faire de l’esprit avec Jérôme, qui est lui aussi amateur de bons jeux de mots. Il leur en parle clairement un soir en leur disant que son traitement a dû commencer à faire effet. Il lui semble même que le monde, qui s’est refermé sur lui comme une prison psychique au début de sa phase dépressive, se rouvre et s’élargit autour de lui, lentement mais sûrement.

« C’est difficile à décrire pour quelqu’un qui n’a jamais connu des changement­s d’humeur aussi forts », admet-il en tirant la langue. Sébastien se sermonne en silence de son soupçon. Il aurait dû comprendre que Nicolas, qui avait toujours attiré les regards par son énergie et par son talent, ne pouvait vraiment se contenter de les susciter par la pitié.

Nicolas, resté sans réelle occupation parce qu’il n’arrivait plus à créer dans la solitude ni à être à l’aise dans la société, se trouve un petit emploi dans une boutique de vêtements du centre-ville. Sébastien et Jérôme s’y rendent un jour, par curiosité, et constatent qu’il est adoré de tous ses collègues de travail – masculins comme féminins. Nicolas continue de leur rendre visite souvent, mais il passe aussi de plus en plus de temps avec ses récents amis. Sébastien l’attrape même une fois à flâner sur les applicatio­ns de rencontres, et il le gratifie d’un clin d’oeil complice. Le lendemain Nicolas lui dit : « Il me faudra du temps pour me refaire une carrière, après un chant du cygne aussi bizarre, mais j’y arriverai. C’est un bras de fer avec ma tête, et je le gagnerai. » Il a dans les yeux cette certitude et cette déterminat­ion que Sébastien a toujours trouvé terribleme­nt attirant et qui cette fois encore font bondir son coeur. Il se trouve ridicule de penser qu’il pourrait retomber en amour avec lui. Après tous ces évènements, vraiment? Ses goûts n’ont pas changé. Et pourtant... Non, il n’aime plus de la même façon. Il est un autre homme avec d’autres buts.

En rentrant chez Jérôme un soir après une longue journée de cours, Sébastien trouve sur la table une montagne d’objets de toutes sortes, qui n’ont sûrement en commun que leur prix : des boxers de marque jusqu’aux accessoire­s de cuisine les plus performant­s, tout y est. Il trouve les clés de l’appartemen­t à l’écart, avec cette simple note : « Merci. » Il lui faut un moment pour revenir de son ahurisseme­nt et pour se frayer un chemin à travers ces cadeaux. Il se dit que Nicolas a dû s’endetter à mort pour leur en offrir autant; puis il réalise qu’il a probableme­nt réussi à en accumuler une partie en travaillan­t autant qu’il le faisait ces derniers temps, ses nuits s’écourtant d’autant plus que la motivation lui revenait. Un rire franc échappe à Sébastien et se mue en un simple sourire. Jamais il n’aurait cru que sa patience serait autant récompensé­e. Il appelle Jérôme pour lui annoncer la nouvelle et, à son arrivée, ils s’amusent comme des enfants avec tous leurs nouveaux jouets. Noël approche à grands pas, et ils se disent qu’il est arrivé en avance pour eux.

La fin de session n’est plus qu’un mau- vais souvenir et les fêtes un bon souvenir tout frais quand Sébastien retourne chez Louise. « Je sais que je t’ai négligée, ma p’tite grand-mère, mais que veux-tu, la vie, hein! » « Parait qu’elle vous a bien occupés, la vie, ton chum et toi! » «Qu’est-ce que tu veux dire?», demandet-il en arquant un sourcil. « Bin voyons, r’garde-moi pas d’même! Tu sais que je suis partout, que je vois tout, que j’entends tout, et tout le reste.» «La v’là qui recommence avec son ego et ses énigmes», soupire-t-il. « C’est clair, me semble! Ton Nicolas est passé me jaser. Je l’connaissai­s pas beaucoup, mais je l’ai trouvé bin sympathiqu­e. Y m’a raconté ça, là, l’autre genre d’amour qu’y’avait pour vous, et vous pour lui. Y’a dit qu’au fond y’était bin content que sa maladie mentale l’ait arrêté sur son élan. Même dans ses phases normales, y’avait brisé le coeur de trop de gars par son instabilit­é, pis y’en avait assez de faire mal à tout le monde. Ça fait que je l’ai serré dans mes bras un bon bout de temps, pis après, je lui ai souhaité de se marier un jour. » «Je savais pas que tu croyais au mariage.» «C’est pas une question de foi, mon p’tit. C’est une question de besoin, pis lui, y’a besoin de monogamie pour être heureux.»

Sébastien se dit qu’il devait au moins le retrouver pour le remercier des cadeaux et lui souhaiter bonne chance dans sa reprise de carrière. Mais son numéro ne semble plus fonctionne­r, son nom ne mène qu’à des visages inconnus sur Facebook, et il apprend à la boutique où il travaillai­t qu’il a remis sa démission. Il raconte ses recherches à Jérôme, qui se désole comme lui de leur échec. Ce soirlà, après l’amour, Sébastien n’arrive pas à fermer les yeux. Il écoute la respiratio­n de Jérôme assoupi à côté de lui. Ce bruit régulier l’apaise au lieu de le déranger, mais une pensée tenace le tient réveillé. Il se dit qu’au fond, c’est aussi bien que cette histoire n’ait pas de suite. Peut-être qu’il reverra un jour Nicolas dans les journaux ou à la télévision. À ce momentlà, se dit Sébastien, il pourra être fier d’avoir contribué à sa réussite en le poussant à continuer de vivre malgré tout.

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