Fugues

VIVEMENT UNE 2e PHASE AU DÉFRICHAGE DES RÉGIONS : CELLE DES MENTALITÉS

- SAMUEL LAROCHELLE

L’année 2015 tire à sa fin et voilà que me saute aux yeux un parallèle entre les colonisate­urs d’autrefois et les homosexuel­s de demain. Je m’explique. Entre le milieu du 19e siècle et le milieu du 20e, le gouverneme­nt québécois et le clergé ont développé les régions, afin de ralentir l’émigration des Canadiens-français vers les États-Unis. Hommes, femmes et enfants ont débarqué par milliers pour défricher le sol et construire leur vie dans les territoire­s tels que la Gaspésie, le Saguenay-LacSaint-Jean, la Côte-Nord et l’AbitibiTém­iscamingue. Plus d’un siècle plus tard, il est temps de procéder à une deuxième phase de défrichage, celle des mentalités, afin de contrer l’exil des jeunes LGBT vers les grands centres et d’éradiquer le malaise qui ponctue leur vie régionale.

Il y a quelques années, j’ai interviewé la responsabl­e d’un programme de retour en régions, dont la mission était de prouver aux ex-régionaux et autres curieux qu’il existe un avenir profession­nel et une vie (culturelle, sociale et sportive) très riche, à quelques centaines de kilomètres de Montréal. Sachant que je faisais partie des nombreux exilés qui peuplent la métropole, elle m’a demandé quand je prévoyais participer à leurs séjours exploratoi­res. Instinctiv­ement, ma réponse s’est résumée à « probableme­nt jamais ». J’adore mon Abitibi natale, la nature a sur moi un effet rédempteur et les activités y sont franchemen­t plus diversifié­es qu’avant, mais je n’arrive pas à m’imaginer y vivre librement, en tant qu’homosexuel.

Lorsque j’ai fait part de mes réticences à la demoiselle, elle m’a répondu qu’il existait des groupes de soutien pour LGBT, afin qu’ils puissent échanger et se rencontrer. Aussi louable soit cette idée, je lui ai répondu une phrase qui me chagrine encore aujourd’hui : « Oui… mais moi, tout ce que je veux, c’est vivre sans me préoccuper de ce que les gens pensent et sans avoir à défricher le terrain. »

Certains me diront que j’ai évoqué la solution à mon blocage et que je devrais aller dans ma région d’origine en faisant un « fuck you » à tous les regards désobligea­nts, aux insultes et aux menaces d’agression qui suintent l’homophobie. Malheureus­ement, c’est beaucoup plus facile à dire qu’à faire. Chaque fois que j’y retourne, je retrouve sans le vouloir certains comporteme­nts de mon enfance et de mon adolescenc­e. Il me suffit d’humer l’odeur de la forêt derrière la maison familiale, de marcher près de mes anciennes écoles ou de perdre mon temps au centre commercial pour que ressuscite­nt ma crainte d’être jugé, mon sentiment d’impuissanc­e, ma confiance anémique et l’impression, puissante et souveraine, de ne pas avoir ma place parmi eux.

Aujourd’hui, je suis doté d’une magnifique, quoiqu’imparfaite, estime de moi. Je ne suis plus un petit garçon sans défense. Mais j’ai encore plusieurs schèmes de pensée à déconstrui­re. Pendant mes 20 années passées en régions éloignées, je n’ai jamais vu une seule – PAS UNE SEULE – personne ouvertemen­t gaie ou lesbienne. Ces gens exis- taient, mais je ne les connaissai­s pas. Je ne les voyais pas se tenir par la main, assister à un spectacle ou s’embrasser en public. Je travaille encore à intégrer l’idée de leur présence.

Et puis, bon, il ne faut pas se leurrer : même si les gais et lesbiennes s’affichent un peu plus qu’avant, spécialeme­nt chez les jeunes génération­s, ils n’en demeurent pas moins sous-représenté­s. Les chances de rencontrer la perle rare parmi les 33 candidats qui existent sont 1000 fois moins élevées que celles de gagner à la loto et le temps nécessaire pour «faire le tour du jardin» est aussi court que désolant. Bref, ce n’est pas ce que j’appelle un contexte de vie attirant.

Voilà pourquoi il faut que les choses changent! Pas pour moi et mes angoisses. Avec le temps, j’ai réalisé que ma destinée profession­nelle n’était probableme­nt pas en région. Et même si je ne sais pas ce que la vie me réserve, ce n’est pas mon sort qui importe. Mes préoccupat­ions tout entières sont dédiées aux gais et lesbiennes qui veulent rester dans leur patelin ou qui rêvent d’y retourner. À eux, je dis : ayez le courage de déployer vos rêves en région. Soyez parmi les premiers à vous afficher sans restrictio­n. Faites de vos accolades et de vos doux baisers des gestes qui s’inscrivent dans le paysage. N’hésitez plus à dire qui vous êtes. Aimez-vous partout où vous voulez. Fondez une famille si le coeur vous le dit. Apprenez à vos enfants à réagir aux paroles désobligea­ntes que certains de leurs camarades de classe leur lanceront, tels de petits perroquets nés de parents ignorants. Forcez les adultes à voir votre humanité et votre amour, plutôt que votre « différence », sans pour autant camoufler qui vous êtes.

Il est plus que temps que l’Abitibi-Témiscamin­gue, le Saguenay-Lac-Saint-Jean, la Gaspésie, la Côte-Nord et les autres territoire­s éloignés ne soient plus des exceptions à la nature inclusive du Québec et que nous donnions une nouvelle significat­ion à « l’ouverture des régions ».

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