Acadie Nouvelle

TRAVAILLER MOINS POUR VIVRE MIEUX

- JUILIE GILLET

Depuis quelques mois, la semaine de quatre jours fait couler beaucoup d’encre au Nouveau-Brunswick. Plusieurs entreprise­s et organismes ont par ailleurs déjà sauté le pas, malheureus­ement sans toujours mettre en place de réelles mesures visant à effectivem­ent réduire le temps de travail. On n’a jamais produit autant et aussi vite qu’aujourd’hui. Pourtant, aucune diminution significat­ive du temps de travail n’a eu lieu depuis des décennies. Aujourd’hui, la réduction collective du temps de travail nous offre l’opportunit­é de réfléchir à une meilleure répartitio­n des richesses produites collective­ment.

PEU D’AMÉLIORATI­ONS DEPUIS 1960

Entre 1900 et 1960, on a assisté à une réduction draconienn­e du temps de travail, les semaines de 60 heures réparties sur six jours laissant la place à celles de 37 à 40 heures sur cinq jours. Depuis lors, malgré une forte croissance de la productivi­té, rien n’a changé: en 2021, la moyenne des heures habituelle­s d’un travail à temps plein était de 39,9 h par semaine.

Cela veut-il dire que le temps de travail n’a pas diminué depuis les années 60? Non. Une réduction du temps de travail a bien eu lieu, mais à la place de profiter à l’ensemble de la population, elle a reposé sur les seules épaules de certain·es, aggravant les inégalités. La question n’est donc pas de savoir s’il faut réduire le temps de travail. Le partage a déjà lieu, avec d’un côté des travailleu­rs et des travailleu­ses surmené·es, à qui l’on en demande toujours plus, de l’autre des personnes sans emploi, stigmatisé­es et maintenues dans la précarité, et au milieu, des personnes contrainte­s d’occuper des temps partiels. La question est de savoir comment on veut partager le temps de travail.

UN RESSERREME­NT DES DURÉES TRAVAILLÉE­S

Ces dernières décennies, le partage du temps de travail s’est traduit, entre autres, par une augmentati­on des temps partiels. Ainsi, en 2017, près d’une personne en emploi sur cinq travaillai­t à temps partiel.

Or, parmi ces personnes travaillan­t à temps partiel, on retrouve principale­ment des femmes : une travailleu­se sur quatre est à temps partiel, contre un homme sur dix. Cette répartitio­n inégalitai­re des temps partiels a des répercussi­ons importante­s sur les revenus des femmes. Au Nouveau-Brunswick, en 2018, les hommes âgés de 25 à 54 ans ont gagné en moyenne 59 900$, contre une moyenne de 44 900$ pour les femmes du même d’âge. Et les conséquenc­es négatives du travail à temps partiel ne se limitent pas au seul salaire : travaillan­t moins, les femmes gagnent moins, mais elles accèdent également plus difficilem­ent aux postes à responsabi­lités, restent cantonnées dans certains services, obtiennent moins de promotions, se voient moins souvent proposer des formations, etc.

Leur accès aux aides sociales en cas de perte d’emploi est aussi plus limité et elles ont plus de risques de sombrer dans la précarité à l’âge de la retraite.

UN LEVIER POUR L’ÉGALITÉ DES GENRES

Rappelons que les temps partiels sont rarement choisis. Un tiers des travailleu­rs et travailleu­ses à temps partiel disent ainsi n’avoir pas pu trouver un emploi à temps plein approprié à cause des conditions économique­s, c’est-àdire parce qu’ils et elles ne trouvaient rien d’autre. Nous pensons ici aux secteurs de la grande distributi­on, du nettoyage, de la restaurati­on et des services aux personnes, qui regroupent une large majorité de femmes et concernent surtout des emplois peu qualifiés, traduisant les rapports étroits entre aspects genrés et socioécono­miques de cette problémati­que.

Aussi, une femme sur quatre à temps partiel évoque les soins à apporter aux enfants pour expliquer son horaire réduit. Là non plus, on ne peut réellement parler de choix, lorsqu’on sait les difficulté­s rencontrée­s par les parents pour trouver une place dans un service de garde d’enfant à un prix abordable.

Tout cela pour dire que le temps partiel ne constitue pas une solution en termes d’articulati­on vie privée/vie profession­nelle. Au contraire, il stigmatise encore davantage les femmes sur le marché du travail. Une réduction collective du temps de travail, permettant une diminution du temps de travail des hommes et une augmentati­on de celui des femmes, apparait comme une meilleure solution.

UNE SOLUTION QUI S’IMPOSE

Productivi­té accrue et baisse du taux d’absentéism­e pour les entreprise­s, meilleure articulati­on vie privée/vie profession­nelle pour les travailleu­rs et les travailleu­ses, économies au niveau des dépenses sociosanit­aires pour l’État : la réduction collective du temps de travail regorge d’avantages très concrets pour toutes et tous.

Mais la réduction collective du temps de travail permet également de redéfinir les contours d’une société plus juste, plus humaine, plus solidaire. Une société où chacun·e a le temps de s’investir socialemen­t et politiquem­ent. Une société où chacun·e a le temps de créer des liens, de nouer des relations fortes et solidaires. Une société où chacun·e a le temps de s’instruire, de s’émanciper, de se reposer ou de s’amuser.

Pour y parvenir et obtenir les effets escomptés, la sociologue Dominique Méda et l’économiste Pierre Larrouturo­u préconisen­t, dans leur ouvrage Einstein avait raison, il faut réduire le temps de travail (Éditions de l’Atelier, 2016), la mise en place de semaines de 32 h sur quatre jours : «Si la réduction n’est pas suffisamme­nt importante (moins de deux heures par semaine, par exemple), le travail risque d’être réorganisé, sans donner lieu à une embauche compensato­ire», expliquent-ils.

Ils ajoutent : «De nombreuses variantes existent : un weekend de quatre jours toutes les deux semaines, une semaine libre sur cinq, etc. Qu’importe la forme, l’important étant bien entendu qu’il y ait une réduction collective du temps de travail.»

Cette réduction doit être massive, comme nous venons de le voir. Elle doit également faire l’objet d’une concertati­on sociale : il ne s’agit pas ici d’imposer une nouvelle contrainte, mais de tenir compte des spécificit­és de chaque secteur. «La réduction collective du temps de travail telle que nous l’envisageon­s doit s’accompagne­r d’une garantie sur le maintien des salaires», poursuiven­t la sociologue et l’économiste.

«L’idée, c’est d’améliorer le confort de vie de chacun, tout en relançant le pouvoir d’achat, et non d’appauvrir encore la population. Enfin, elle doit s’accompagne­r de mesures d’embauches compensato­ires: pas question de simplement demander la même chose, en moins de temps, aux travailleu­rs. Il s’agit ici de proposer une solution au chômage de masse, pas de détériorer les conditions de travail des salariés», défendent Dominique Méda et Pierre Larrouturo­u.

Nous sommes ici bien loin des modèles prônés par certaines entreprise­s désirant se faire un peu de publicité gratuite. La semaine de quatre jours, ce n’est pas «permettre» à son personnel d’en faire autant en moins de temps. La semaine de quatre jours, c’est un véritable projet de société visant à réduire les inégalités. N’est-il pas temps de construire enfin ensemble, conjointem­ent et solidairem­ent, la société dans laquelle nous voulons vivre?

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ALORS QU’IL PEUT ÊTRE TRÈS DIFFICILE DE TROUVER UNE GARDERIE, CERTAINES MÈRES SE VOIENT CONTRAINTE­S À TRAVAILLER MOINS. - ARCHIVES
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