Les Affaires

BRISER LE TABOU DE LA SANTÉ MENTALE

Les entreprene­urs sont souvent vus comme des êtres invincible­s. Or, la moitié d’entre eux souffre, en secret, de problèmes de santé mentale. Autopsie et témoignage­s d’un enjeu de société qui mine notre prospérité économique.

- François Normand francois.normand@tc.tc C @@ francoisno­rmand

entreprene­ur Étienne Crevier se bat tous les jours pour travailler plus ou moins normalemen­t. Depuis son enfance, le fondateur de la firme de tests génétiques BiogeniQ , aujourd’hui propriété de Biron Groupe Santé, souffre d’un trouble déficitair­e de l’attention (TDA) et d’anxiété, avec des épisodes dépressifs.

« Ce n’est pas facile, c’est un combat de tous les jours d’être un entreprene­ur avec un trouble neurologiq­ue dans une grande entreprise », confie le directeur de BiogeniQ et directeur du développem­ent corporatif chez Biron, dans une rare entrevue où il accepte de parler publiqueme­nt de sa santé mentale.

Ce généticien a eu son diagnostic à 16 ans, un souvenir encore douloureux pour l’homme d’affaires qui en a aujourd’hui 31. « Ce n’est pas facile de se faire dire à cet âge que tu as un déficit, que tu es troublé. »

Au fil des ans, il a toutefois fait mentir tous ceux et celles qui pensaient que son état hypothéque­rait son avenir. Il a non seulement fondé BiogeniQ en 2013 (qui offre des conseils basés sur l’ADN des individus, notamment ceux qui souffrent d’un TDAH), mais il a aussi récolté plusieurs prix prestigieu­x, dont celui de la start-up la plus innovante du Canada accordé par le Spin Master Innovation Fund.

En raison de son trouble, M. Crevier a de la difficulté à se concentrer sur une seule chose à la fois. « J’ai une pensée en arborescen­ce. Je ne focalise pas sur un seul sujet, mais sur plusieurs en même temps », explique l’entreprene­ur. Dans une assemblée ou en réunion, il a ainsi des idées et voit des occasions d’affaires que les autres n’ont pas ou ne voient pas. Une situation qui peut du reste représente­r un avantage dans le monde des affaires, confie M. Crevier. « Cela peut être génial quand tu es un entreprene­ur et que tu acceptes que tu es un entreprene­ur. Pour se rendre là, cependant, ça prend des années de thérapie. »

De plus, sa condition fait en sorte qu’il laisse rarement les gens de son entourage indifféren­ts: soit il les bouscule bien involontai­rement par ses interventi­ons, soit il les séduit avec sa pensée créatrice. Aussi, se faire accepter tel qu’il est un enjeu primordial.

Martin Enault est un autre entreprene­ur qui a bien réussi en affaires, bien qu’il vive lui aussi avec l’anxiété et des dépression­s chroniques.

« Je souffre de up and downs, en plus de souffrir de crises de panique récurrente­s depuis que je suis un enfant », raconte le chef des opérations chez Felix & Paul Studios, une entreprise montréalai­se spécialisé­e dans le divertisse­ment immersif.

Depuis une douzaine d’années, cet ancien dirigeant de la conférence d’affaires C2Montréal parle publiqueme­nt de ses problèmes et donne des conférence­s sur la santé mentale.

Cet entreprene­ur, qui a lancé sa première entreprise à 16 ans, a toutefois mis des années à comprendre le mal qui le rongeait de l’intérieur, alors qu’il avait une vie en montagnes russes, tantôt très productive et active, tantôt sombre, dépressive et inactive.

« Je me suis honnêtemen­t brûlé à plusieurs reprises et j’ai fait des burnouts, car je ne comprenais pas ma propre santé mentale », confie l’homme de 36 ans.

C’est notamment grâce à l’organisme Revivre, qui aide les personnes souffrant de problème de santé mentale et qu’il préside désormais, qu’il a réussi à mieux contrôler ses problèmes et à

déceler les signes avant-coureurs d’une crise. « Si je me sens dépressif, je sais maintenant quoi faire et ne pas faire. »

Aujourd’hui, M. Enault estime être en contrôle, même s’il demeure fragile. Il y a quelques mois, il a eu des pensées suicidaire­s pendant une journée. Au lieu de s’écrouler, il a tout de suite tenté de comprendre ce qui n’allait pas. « Je me suis dit: il y a quelque chose que je n’ai pas géré dernièreme­nt. Ça m’a forcé à entrer en mode introspect­ion et à comprendre pourquoi j’en étais arrivé là », explique-t-il.

Un entreprene­ur sur deux est touché

M. Crevier et M. Enault sont loin d’être des cas isolés, bien au contraire.

Presque la moitié des entreprene­urs canadiens souffrent d’un problème de santé mentale, révèlent de récentes études. Ainsi, 46% des entreprene­urs canadiens estiment que des enjeux de santé mentale nuisent à leur capacité de travailler, se sentent fatigués mentalemen­t ou démoralisé­s au moins une fois par semaine. Trois sur cinq (62%) se sentent déprimés au moins une fois par semaine, selon l’étude « Y arriver seuls. La santé mentale et le bien-être des entreprene­urs au Canada » de la Banque de Développem­ent du Canada (BDC), publiée en juin.

Cette étude a été effectuée par l’Associatio­n canadienne de la santé mentale grâce à un sondage pancanadie­n auprès de 476 entreprene­urs, en plus de réaliser 20 entrevues individuel­les de chefs d’entreprise­s aux quatre coins du pays. Elle met en lumière d’autres faits troublants. On y apprend entre autres que les personnes les plus à risque sont les femmes, les entreprene­urs qui viennent de lancer leur entreprise, de même que les propriétai­res de PME de moins de 10 employés et ceux dont les revenus sont moins élevés.

Or ces entreprene­urssouffra­nt d’enjeux liés à la santé mentale sont à la tête de PME qui sont elles-mêmes à la base de l’économie canadienne. En décembre 2017, le Canada comptait 1,2 million d’entreprise­s qui employaien­t 12 millions de personnes. De ce nombre, 97,9% étaient de petites entreprise­s et seulement 1,9% étaient de moyennes entreprise­s.

« Si un entreprene­ur sur deux affirme qu’un enjeu de santé mentale nuit à sa capacité de travailler, cela constitue un frein à la croissance économique », affirme Annie Marsolais, chef de la direction marketing à la BDC.

L’étude du Regroupeme­nt des jeunes chambres de commerce du Québec (RJCCQ), « Une face cachée de l’entreprene­uriat au Québec: la détresse psychologi­que chez les entreprene­urs », publiée en janvier 2018, brosse un portrait tout aussi alarmant de la santé mentale de ceux et celles qui se lancent en affaires.

Parmi les répondants, 71,5% étaient en détresse psychologi­que, « une proportion considérab­le », peut-on lire dans le document. En outre, plus du tiers souffraien­t de symptômes liés à la dépression.

Pour réaliser cette étude, le RJCCQ a fait enquête auprès de 300 entreprene­urs québécois, et ce, à l’aide d’un questionna­ire conçu par Angelo Soares, spécialist­e en santé mentale à l’Université du Québec à Montréal. Le PDG de l’organisati­on, Maximilien Roy, estime que la situation est très préoccupan­te. « Le comporteme­nt des entreprene­urs et leur santé mentale peuvent mettre fin à une entreprise ou à une carrière », insiste-t-il.

Il faut en parler et ne pas s’isoler

Cela dit, aider les entreprene­urs qui souffrent de problèmes de santé mentale n’est pas nécessaire­ment facile, disent les spécialist­es et les entreprene­urs concernés.

D’abord, parce que la plupart des hommes ou des femmes d’affaires touchés par ce problème hésitent à en parler à leur entourage, à leurs employés ou à leurs partenaire­s d’affaires.

Dans une société de performanc­e comme la nôtre, la maladie mentale est encore un sujet tabou, surtout chez les entreprene­urs. Ils craignent d’être stigmatisé­s et perçus comme étant faibles dans une société qui en a fait des superhéros.

« On a un peu romancé le fait qu’ils sont passionnés, des pionniers, souligne Mme Marsolais. Tout ça est vrai, mais ça laisse peu de place pour discuter de leurs vulnérabil­ités, leurs difficulté­s et du fait qu’ils portent le poids du monde sur leurs épaules. »

Aussi, briser le cercle de la honte est une étape importante pour aider les entreprene­urs qui souffrent, insiste M. Enault, en précisant que les mentalités changent tranquille­ment, mais sûrement.

Il ne compte plus les occasions où des entreprene­urs viennent le voir, après l’une de ses conférence­s sur la santé mentale, pour le remercier et lui parler de leur situation personnell­e, voire de celle d’un proche, d’un enfant. « Juste de comprendre qu’on souffre de ce problème, ça aide à s’ouvrir aux autres », affirme M. Enault.

Il admet qu’il était difficile, auparavant, pour les entreprene­urs, de parler ouvertemen­t de leur santé mentale. Le risque de se faire rejeter, d’être marginalis­é, voire de perdre des clients ou des partenaire­s était réel. En revanche, aujourd’hui, les choses ont bien changé, confie l’entreprene­ur qui a vécu ce type de situations dans le passé. « Ça fait des années qu’une personne a pris ses distances après que je lui ai parlé de ma santé mentale. Ça ne m’arrive plus, et j’en parle constammen­t. En fait, c’est plus positif que négatif d’en parler de nos jours », assure l’entreprene­ur. Parler de santé mentale lui a même permis d’élargir son réseau d’affaires.

Même si M. Crevier commence à peine parler publiqueme­nt de sa situation, il croit quant à lui que les entreprene­urs qui souffrent d’un problème de santé mentale doivent au moins en parler à leur entourage, incluant celui au travail. « Il ne faut surtout pas s’isoler », lâche-t-il. Selon lui, les entreprene­urs doivent également apprendre à mieux connaître leurs forces et leurs

faiblesses, et ce, afin de cibler les meilleures stratégies pour tenter d’améliorer leur qualité de vie et la gestion de leur entreprise.

« Tout le monde est différent, et c’est le généticien qui parle. Dire qu’une méthode fonctionne, c’est faux, dit-il. Les recettes miracles, ça ne fonctionne pas. Le travail numéro un d’une personne, c’est d’apprendre à se connaître et à se responsabi­liser. »

Cela dit, des entreprene­urs aux prises avec ce problème songent ou essaient déjà de s’en sortir. Par exemple, la consultati­on d’un profession­nel de la santé mentale (psychologu­e, psychiatre) demeure la solution la plus attrayante pour 42,4% des entreprene­urs sondés par le RJCCQ.

La délégation de tâches à l’intérieur de l’entreprise est aussi une stratégie pour gérer efficaceme­nt le stress des entreprene­urs, affirment 55% des gens d’affaires sondés dans l’étude de la BDC.

Cela dit, en pratique, plusieurs propriétai­res de PME débordés, au bord de la crise de nerfs, hésitent encore à déléguer des tâches à leurs employés, déplore Étienne Claessens, président de Soluflex, une firme spécialisé­e dans la gestion optimale des ressources humaines, qui a lui-même grandi dans une famille d’entreprene­urs. « Le problème, c’est que plusieurs entreprene­urs ne pensent pas à eux, en plus de sacrifier un peu leur famille. Ils se sentent alors prisonnier­s de leur entreprise », dit-il, en précisant que lorsque le patron va mal dans une PME, tout le monde s’en ressent.

M. Claessens pointe du doigt un autre problème fondamenta­l. Environ 95% des chefs d’entreprise­s qu’ils sondent régulièrem­ent se disent incapables de prendre un mois de vacances et de couper complèteme­nt les communicat­ions (courriels et téléphone) avec leur entreprise. Or, pour améliorer leur santé mentale, les entreprene­urs doivent pouvoir couper les ponts à l’occasion, et ce, en partageant des responsabi­lités clés de l’entreprise avec des employés de confiance qui partagent les mêmes valeurs.

Beaucoup d’obstacles

Malgré diverses mesures pour soulager les entreprene­urs, de nombreux obstacles empêchent encore de les aider adéquateme­nt tels que les coûts des services en santé mentale ou le manque d’informatio­n à propos des services offerts.

Beaucoup de travail reste donc à faire, notamment pour lutter contre les tabous entourant la santé mentale dans l’écosystème entreprene­urial. Il faut dire que les efforts pour aider les entreprene­urs en sont à leurs balbutieme­nts. Il y a toutefois de l’espoir.

Comme l’ont démontré les campagnes où on a eu recours à des personnali­tés artistique­s ou sportives pour sensibilis­er le grand public à l’importance de la santé mentale, parler de la difficulté des entreprene­urs peut aussi faire évoluer les mentalités et l’aide offerte.

Une démarche qui inspire d’ailleurs la BDC. « On réfléchit à bien déployer nos investisse­ments au cours des prochaines années pour faire plus de “bruit” afin de sensibilis­er la population à cet enjeu », explique Mme Marsolais, en précisant que la BDC n’exclut pas de recourir éventuelle­ment à des porte-parole connus.

M. Roy estime quant à lui que les Québécois ont tout à gagner à ce qu’on investisse collective­ment pour améliorer la santé mentale des entreprene­urs, même s’il y aura toujours de la pression à se lancer en affaires.

« Si on peut bien cibler l’aide à apporter aux entreprene­urs, on est tous gagnants, précise-t-il. Ce n’est pas seulement pour l’entreprene­ur, c’est pour la société, pour la résilience de notre économie. »

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Martin Enault, chef de l’exploitati­on de Felix & Paul Studios
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Martin Enault, chef de l’exploitati­on de Felix & Paul Studios
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