Marie-Claire Blais, la langue vivante
De la mort de MarieClaire Blais le 30 novembre, la littérature au Québec aura du mal à se relever. Sur les réseaux sociaux, c’est un concert d’anecdotes élogieuses sur sa gentillesse et son humilité. Je retiens surtout cette affirmation si juste : «Nous venons de perdre de loin la plus grande écrivaine québécoise.» Oui, au Québec, l’oeuvre de Blais surplombe les oeuvres contemporaines, elle se tient au-dessus de nous pour nous rappeler la puissance de l’art et de la littérature. Marie-Claire Blais avait la grâce et la force de nous rappeler à l’exigence que demandent tout geste créateur et sa réception. Son silence et son retrait des lieux mondains pointaient, de façon à la fois modeste et ferme, en direction de son travail.
Dans son oeuvre Soifs, cycle de dix romans parus entre 1995 et 2018, Blais crée un ensemble littéraire, une «immense phrase» de presque 3 000 pages où la ponctuation est agencée de façon à faire entendre un concert baroque de voix qui s’enchâssent, s’enlacent et se répondent. Ces voix souvent vulnérables donnent accès au monde au tournant des XXe et XXIe siècles, pris avec le sida, les meurtres collectifs, les fusillades dans les écoles, les coups de force militaires, les événements du 11 Septembre, etc. Avec ce brouhaha terrible en bruit de fond, comment chaque être singulier peut-il trouver une voix personnelle qui sait s’accorder un instant avec les paroles d’autrui ? Comment une écrivaine peut-elle, en embrassant dans ses mots la cacophonie de l’époque, faire entendre un espoir et créer un ensemble harmonieux ? Comment la littérature peut-elle donner une hospitalité à des subjectivités en devenir que seule la syntaxe dans sa mobilité peut construire peu à peu ?
Vivant depuis des années dans l’île de Key West aux Etats-Unis, MarieClaire Blais avait quitté le Québec depuis longtemps. D’abord en 1963 pour vivre au Massachusetts, puis en Bretagne et surtout dans cette île au sud de la Floride qui inspire tous ses derniers romans. Il y aurait tant à dire sur ce désir de fuir, sur cet écart senti nécessaire pour maintenir l’oeuvre au-dessus de la mêlée, pour la protéger de la petite parole collective et pour étreindre la langue dans son débordement. Pourtant, cette fuite hors du territoire francophone en Amérique n’a pas adopté la langue des Etats-Unis, comme on l’a observé chez un Kerouac. C’est en français que Blais a écrit toute sa vie, c’est avec les mots de la langue de son enfance qu’elle a recréé quelque chose d’une contemporanéité étatsunienne. Cette façon de faire retentir un territoire en français révèle autant une posture souveraine qu’une capacité d’écouter dans la langue française en Amérique une rumeur anglophone, sans jamais tomber dans la facilité qui consisterait à simplement farcir les textes de mots empruntés à l’anglais. Avec le français, Blais enlace les terres du continent, en tenant compte de la fragilité de ce corps récent, souvent illégitime, voire honteux qu’est l’Amérique. Remarquée à 20 ans, dès son premier roman, la Belle Bête, couronnée en France par le prix Médicis en 1965 pour Une saison dans la vie d’Emmanuel, Marie-Claire Blais a été étudiée dans les universités comme l’écrivaine d’un paysage intérieur québécois que l’on voit se dessiner à la révolution tranquille, alors que le pays bascule à toute vitesse dans la modernité. Chez elle, cette traversée accélérée du temps devait refuser une nostalgie convenue envers l’authenticité mythique des lieux et des rites du passé. Depuis la parution du cycle Soifs, ses textes plus anciens donnent naissance à des réinterprétations qui jouent moins sur l’appartenance à la fois possible et impossible à une idéologie nationale dans les années 60 et 70 que sur une inquiétante étrangeté, un malaise. L’oeuvre de Blais continue de se transformer par les lectures qu’elle ne cesse de créer. Si aujourd’hui, on aime y reconnaître la tendresse folle qu’a la phrase envers les démunis de ce monde, on sait très bien que demain, nous saurons lire Blais autrement, tant son oeuvre est foisonnante de visions prémonitoires et contradictoires, tant sa langue, capable des générosités les plus étonnantes, restera vivante.