Vasco de Gama, pers ona non grata en Inde
Litige. L’arrivée du Portugais le 20 mai 1498 est le début d’une suite de quiproquos dans ce pays où il a laissé de bien mauvais souvenirs.
C’est le 20 mai 1498 qu’il jeta l’ancre près de Calicut, en Inde. Mais là-bas, on semble l’avoir oublié. Pour seul monument commémoratif, une modeste colonne de pierre coincée entre deux maisons à 200 mètres de la mer. On y lit le texte sobrement gravé : « Ici, Vasco de Gama a débarqué en 1498. » Ici, nous sommes à Kappad, bourgade située à 20 kilomètres au nord de Calicut, cité du Kerala – bourdonnante mais réduite pour l’Inde – de 400 000 habitants. D’après mon guide, M. Mohan, la colonne aurait été érigée en 1969, pour le 500e anniversaire de la naissance du navigateur. Cette année-là, le Portugal jalonna de buttes témoins le parcours de l’expédition de Gama. Ce pays venait de céder ses comptoirs indiens, Goa, Diu et Daman, derniers vestiges d’une épopée qui avait tourné court au XVIIe siècle. L’Inde d’Indira Gandhi avait accordé au navigateur ce bout de pierre, mis à côté de la plaque. Car les trois navires de Gama ont mouillé ailleurs, dans le port de Pantalayini, à 15 kilomètres au nord.
Dans un article publié en 2007 par The Hindu, un spécialiste du Kerala, G. M. S. Narayanan, dénonçait l’erreur de localisation. J’ai retrouvé cet universitaire, âgé de 87 ans, qui me reçoit dans sa maison de Malaparamba, un quartier résidentiel de Calicut. «Par négligence, ou par pure ignorance » : G. M. S. précise qu’il suffit de lire de près les textes. Notamment
■
le récit de voyage, le Roteiro da India, ■ d’Alvaro Velho, compagnon de cette première expédition de Gama. « Le dimanche 20 mai, nous allâmes mouiller à deux lieues en dessous de cette ville de Calicut, parce que le pilote prit pour Calicut une localité qui se trouve là, et qui s’appelle Capua.» «En dessous » signifiait sous le vent, donc au nord. Capua correspond à Kappad. Mais Velho ajoute : « En dessous de cette localité, il y en a une autre appelée Pandarane. Nous jetâmes l’ancre le long de la côte, à environ une lieue et demie au large. » Pandarane est le nom donné par les Portugais à Pantalayini, située à 15 kilomètres au nord.
Appel du muezzin. Direction Pantalayini, bourgade affairée où avec mon guide, M. Mohan, nous slalomons entre les scooters et les motos-taxis, assourdis par les klaxons. Dans les cultures sans trottoirs, piétons, deux et quatre-roues sont condamnés à cohabiter, d’où la politique du klaxon permanent. Nous quittons la route pour un chemin de terre qui sinue entre des murs protégeant de riches villas. « C’est le même chemin que prit Gama, après qu’il eut débarqué », souligne Mohan. Le sentier débouche sur un complexe de mosquées qui abrite un cimetière et la tombe d’un saint musulman du IXe siècle, Malik Udarman. Nous avançons parmi les stèles jusqu’au chemin qui dégringole vers les rochers. De là, nous apercevons la plage de Pantalayini, où se trouvait jadis le port du débarquement. Quelques barques ondulent sous la houle légère et un soleil de plomb. Dans l’air saturé d’humidité retentit l’appel du muezzin.
Le 21 mai 1498, ce furent aussi des musulmans qui accueillirent à Pantalayini l’envoyé spécial de Vasco de Gama, un degredado. L’explorateur avait emmené ces déportés portugais pour remplir les missions périlleuses. Gama ne quitta pas son navire avant six jours : il se méfiait. Sur la côte d’Afrique de l’Est, au Mozambique, puis à Mombasa (Kenya), la réception avait été plutôt fraîche. Dans ces comptoirs, des musulmans organisaient le troc avec les Indes, or et esclaves africains contre cotonnades du Gujarat et épices du Kerala, et c’est d’un assez mauvais oeil qu’ils avaient vu débarquer ces chrétiens. Du moins, Gama avait-il pu vérifier avec eux les informations d’un autre Portugais, Pêro da Covilhã, auteur d’un périple terrestre qui l’avait mené seul jusqu’à Calicut dès 1488. Ce port était en effet le carrefour des échanges entre la péninsule Arabique, l’Afrique de l’Est, l’Inde et le détroit de Malacca, en Asie du Sud-Est. Gama ne fut donc pas le premier Portugais à aborder ces terres.
À Mélinde (Kenya), le sultan, moins hostile, avait proposé à Gama un pilote arabe initié aux secrets de la navigation sur l’océan Indien. Les Portugais crurent y rencontrer des chrétiens se prosternant devant une Vierge. Ils furent abusés par ce qu’ils cherchaient: des chrétiens. Ils avaient pris la mer, convaincus de l’existence d’un royaume dit du « prêtre Jean », près de l’Éthiopie. Ils obéissaient aussi aux ambitions messianiques de leur souverain, Manuel, rêvant de devenir le premier monarque d’Occident, prenant ainsi à revers les Ottomans pour reconquérir Jérusalem et les Lieux saints. Pour cela, il lui fallait des troupes chrétiennes, qu’il entendait recruter dans ces lointaines contrées. À cette visée religieuse s’ajouta un dessein économique: couper à ces mêmes Ottomans la route des épices, grevée de taxes, que décrit si bien Stefan Zweig au début de son Magellan. Voilà pourquoi, interrogé par deux marchands musulmans sur la raison de la présence portugaise, le degredado répondit : « Nous venons chercher des épices et des chrétiens. » Ses interlocuteurs, originaires de Tunis, parlaient le castillan et le génois. Stupéfaction des Lusitaniens. Contrariété aussi : l’ennemi était déjà dans la place. Mais le soulagement l’emporta. Ils avaient atteint leur objectif, rallié en vingt-trois jours depuis l’Afrique de l’Est.
Depuis trente ans qu’il guide les étrangers dans le Kerala, Mohan n’a été contacté que par une seule famille venue du Portugal. Il a reçu, en revanche, la visite plus fréquente de Chinois. C’est qu’avant Gama, leur célèbre amiral Zheng He avait pris l’habitude d’aborder à Pantalayini avec ses immenses vaisseaux. Sur les sept expéditions qui le menèrent jusqu’en Afrique de l’Est, il s’arrêta ici six fois. Il y décéda même en 1433. L’ambassadeur de Chine en Inde a déploré l’absence de monument célébrant ces exploits. Gageons qu’un jour, la Chine, qui vénère son amiral, lui donnera bonne fin.
De retour à Calicut, nous nous heur
Interrogé par deux musulmans sur la présence portugaise, l’envoyé de Gama répondit : « Nous venons chercher des épices et des chrétiens. »
tons à une manifestation. Depuis un mois, comme partout en Inde, des foules descendent dans les rues pour s’opposer au projet de loi du Premier ministre, Modi, qui refuse la citoyenneté aux migrants d’origine musulmane. Si aucun mort n’est à déplorer comme à Delhi, la protestation est vive à Calicut, peuplée à 40 % de musulmans. « Il existe un remarquable équilibre communautaire dans cette région qu’on doit à un Parti communiste gestionnaire», explique Éric Paul Meyer, auteur d’Une histoire de l’Inde (Albin Michel). Le Kerala affiche, par ailleurs, une forte unité : «On est kéralais avant d’être indien. La langue – le malayalam – forge son unité, il y a un humour kéralais très spécifique. Cette région est la plus éduquée de toute l’Inde. C’est la conséquence d’une présence occidentale constante, qui a entraîné la création de nombreux collèges, prolongée par la politique très éclairée des derniers princes. »
Le cortège passe non loin de la mosquée Juma, naguère le palais du zamorin où Gama fut reçu. Les rares monuments datant d’avant l’arrivée des Portugais sont des mosquées, qui témoignent de la longue présence musulmane à Calicut. En plus des Maures qui commerçaient entre l’Inde et l’Arabie, la ville accueillait de nombreux Moplahs (ou Mappilas), des Kéralais convertis à la religion de Mahomet après l’incursion des Arabes au VIIIe siècle. « Parce que Calicut, plus que Cochin ou Cannur, les autres cités indépendantes du Kerala, abritait des musulmans, la résistance aux Portugais y fut plus efficace », m’a expliqué Narayanan.
Pour l’heure, en 1498, le premier contact est encore amical. Après avoir enfin mis pied à terre, Gama, escorté de douze hommes, est accueilli par une foule enthousiaste. Des hommes à la peau blanche, quel spectacle exotique! Après une étape chez un notaire à Kappad, ils visitent à Calicut un temple qu’ils prennent pour une… église. Voilà certes des chrétiens bien étranges, qui adorent des saints dont les dents surgissent de la bouche.
■
et de s’en aller comme un voleur.
Malentendus, quiproquos. Cela pouvait-il plus mal débuter ? Gama revient cependant en triomphateur pour annoncer à son roi, Manuel Ier, qu’il a trouvé une contrée pleine de chrétiens disposés à lutter contre les Mamelouks. Le roi portugais claironne aussitôt à ses collègues catholiques le succès de la mission. Et de s’attribuer aussitôt le titre ronflant de « seigneur de la navigation, conquête et commerce de l’Éthiopie, de l’Arabie, de la Perse et de l’Inde». Toute l’outrecuidance de l’Occident.
De l’épopée maritime, on bascule dans une période de conquête et d’organisation : la « Carreira da India » (route des Indes). L’expédition suivante, menée en 1500 par Pedro Cabral, vise à établir un comptoir permanent à Calicut. À la suite d’une tempête essuyée dans l’Atlantique, le Brésil est atteint par hasard lors du trajet aller. Magnifique découverte, que les Portugais, sur le moment, escamotent. Même s’il accroît les échanges de marchandises, le voyage est vu comme un échec. Cabral, qui a fait saisir à Calicut un navire musulman, a engagé un combat qui entraîne la perte de 54 Portugais. En représailles, il bombarde Calicut et Pantalayini. Bilan: plusieurs centaines de morts. Les hindous comprennent que les Portugais ne sont pas des commerçants comme les autres. Cabral s’établit à Cochin (Kochi), pose les jalons d’un futur empire, mais il est déjugé par le roi. Les porteurs de mauvaises nouvelles sont rarement récompensés. Cabral annonce qu’en matière de chrétiens, il ne faut pas compter sur l’Inde. Il tombe en disgrâce. Il sera oublié.
Le second voyage de Gama, en 1502, débouche sur une quasi-situation de guerre. Calicut est à nouveau bombardée. Pour venger les marins de Cabral tués en 1500, le Portugais fait saisir un navire, le Miri, transportant 240 passagers revenant d’un pèlerinage à La Mecque. Séquestrés sur le navire qui est incendié, les voyageurs périssent dans les flammes. Naît ainsi la légende noire de Gama en Inde, propagée par une chronique arabe, Tuhfat al-Mujahidin, publiée en 1583. Ce livre exalte la résistance des moplahs musulmans du Kerala contre les Portugais. Au coeur de l’ouvrage, le combat des « kunjali marakkars», terme qui désigne les quatre amiraux musulmans au service du roi de Calicut, de 1507 à 1583.
Exactions. C’est M. C. Vasisht, professeur d’histoire au Malabar Christian College, qui attire mon attention sur ces kunjali marakkars. Il m’incite à visiter le musée dédié à leur gloire, à Iringal, plus au nord de Calicut. Là-bas, enfin, on parle des Portugais. Mais pour souligner leurs exactions et célébrer la vaillance de la résistance qui leur fut opposée. Le film le plus cher jamais produit en malayalam, The Lion of the Arabian Sea, sortira bientôt sur les écrans indiens, consacré au dernier kunjali marakkar, pendu par les Portugais en 1583. Dans le rôle-titre, la star du cinéma au Kerala, Mohanlal. Le gouvernement de Modi est en quête de héros hindous, comme en témoigne l’érection de la statue géante dite « de l’Unité » – 182 mètres –, en hommage à l’ancien ministre Vallabhbhai Patel, qui avait convaincu en 1947 les centaines d’États princiers de se rallier au nouvel État. « L’Inde a bien quelques héros qui se sont rebellés contre les Britanniques au début du XIXe siècle, mais hormis Gandhi, Nehru et Chandra Bose, il est difficile de trouver des figures qui concernent tout le pays et non une région », m’explique Vasisht. Et encore :
En 1998, la population s’opposa aux festivités du 500e anniversaire de l’arrivée de Gama à Calicut.