«L’absence de vision et de stratégie a freiné la recherche scientifique»
Propos recueillis par Kamel Benelkadi
La recherche scientifique et technologique est un maillon indissociable de la chaîne de développement durable. Elle se veut être un trait d’union entre le chercheur et l’entreprise algérienne pour la mise en place d’industries compétitives et innovantes à travers l’excellence technologique. Cependant et en dépit des efforts consentis ces dernières années, elle reste, selon les observateurs, peu valorisée et n’a que peu d’impact sur le développement économique du pays. Pour la relancer sur des bases solides, un groupe de chercheurs a réfléchi à cette problématique et proposé un manifeste sur la recherche et le développement technologique en Algérie. Abderrahmane Moussi, directeur de recherche, nous donne son éclairage.
Vous avez participé récemment à un webinar pour débattre sur l’état et les perspectives de la recherche scientifique. Quel est l’objectif d’une telle rencontre ?
Cette rencontre est le résultat de l’initiative, depuis fin 2019, d’une dizaine d’anciens directeurs de recherche pour mener, sur la base de leur vécu, une réflexion sur l’état et les perspectives de la recherche scientifique et technologique en Algérie. Cette rencontre par visioconférence a eu plusieurs objectifs : jeter un éclairage effectif sur les facteurs critiques qui entravent et continueront à miner la recherche scientifique et le développement technologique dans notre pays, sensibiliser l’opinion publique et les acteurs de la RS et DT pour une prise en charge de ce secteur par la tutelle, analyser la régression ineffable du secteur de la R&DT, et ce, à contre-courant des énormes efforts pourtant consentis par les pouvoirs publics, et mener une réflexion sur les causes des indicateurs négatifs récurrents du mauvais classement de l’Algérie, à l’instar du rapport international The Global Competitiveness 2018 du Forum économique mondial qui place dans la rubrique «capacité d’innovation» l’Algérie à la 106e place sur 140 nations. Il s’agit aussi de sensibiliser l’opinion publique et les acteurs de la recherche scientifique et de développement technologique pour une prise en charge de ce secteur par la tutelle. Il y a une régression ineffable du secteur de la R&DT et une absence de stratégie globale dans ce secteur vital, malgré les différentes lois programmes quinquennales avec des objectifs à atteindre dans plus de trente domaines touchant les secteurs sensibles, tels que la santé, l’agriculture, l’énergie… (les organes chargés de ces questions importantes sont quasiment absents sur le terrain).
Quelles sont les causes de l’échec de la Recherche et Développement technologique en Algérie ?
Parmi les causes, on citera, à la base, l’absence de vision et de stratégie globale. Le Conseil national de la recherche scientifique et technique (CNRST), maillon stratégique bien que ressuscité très récemment, est absent depuis presque 30 années de l’édifice de la R&DT nationale. Les processus de programmation des actions de recherche ne sont pas adossés à de véritables programmes de développement émis en intersectoriel par les pouvoirs publics.
L’absence d’évaluation des résultats de mise en oeuvre des lois y afférentes et celle de projets de recherche rarement suivis d’effets ont mené à la situation de non-retour des financements (en budgets d’investissements et de fonctionnement) engagés. Par ailleurs en premier lieu, l’identification des instances chargées de l’exécution des objectifs et actions inscrits dans les lois d’orientation qui ont failli à leurs missions dans le but d’accroître le nombre de chercheurs qualifiés et de réalisation des infrastructures avec un environnement adéquat. En deuxième lieu, à qui doit-on confier la réalisation des programmes R&D dans les différents domaines ? Il faut revoir cette politique et la manière de leur attribution, car les appels aux programmes nationaux de recherche (PNR) n’ont pas apporté les résultats escomptés. Les résultats ne sont pas à la hauteur du nombre (2842) de projets PNR lancés et la masse financière consommée.
En troisième lieu, l’absence des acteurs socioéconomiques et leur implication avec les entités de recherche dans la réalisation des programmes R&D n’a jamais été réelle sur le terrain. Les instances d’évaluation n’ont jamais mis le point sur cet aspect très important et vital pour les laboratoires et centres R&D. En l’absence d’une industrie, la R&D ne peut en aucun cas survivre longtemps. Pourtant, dans les lois d’orientation, on insiste sur cette coopération et ses retombées socioéconomiques. On peut citer le manque de masse critique de chercheurs pour la réalisation de tels programmes, structures (centres et laboratoires de recherche) au nombre suffisant avec un environnement adéquat en termes d’équipements technologiques pour pouvoir réaliser des objectifs avec des produits innovants et compétitifs à l’échelle internationale. La majorité des unités et centres de recherche existants sont l’héritage de la programmation des années 1970 et 1980. Signalons aussi le très faible taux de financement des projets de recherche et développement technologique (moins de 1% du PIB).
La réalisation d’un projet d’investissement peut prendre plusieurs années (parfois dix ans et plus) à cause des entraves du code des marchés publics tatillon et en perpétuelle mutation, des lourdeurs bureaucratiques au niveau de la tutelle et des banques… Toujours en l’absence d’évaluation des causes de retard de mise en oeuvre de projets. L’environnement
R&DT est désastreux (équipement en grande partie obsolète ou en panne durable) et des effectifs chercheurs permanents en érosion (flottement autour d’à peine 2000 chercheurs permanents). Le nombre de chercheurs permanents ne cesse de diminuer.
Au moment où la loi d’orientation de 1998 projetait de porter à 5000 le nombre chercheurs permanents, en 2012, il est retombé à moins de 1500, personnel de soutien compris. En 2018, il n’était que de 2621. En outre, il y a une absence de secteurs socioéconomiques «aval» preneur et de passerelles.
Que proposez-vous pour de meilleures valorisation et performances ?
Il faut adapter la programmation des actions de R&DT aux véritables besoins du pays en approche «top-down». Au lieu de partir des préoccupations concrètes du développement du pays, censées être élaborées selon les orientations du CNRST, à la base de véritables cahiers de charges dont le contenu pertinent devrait être jaugé par le Conseil scientifique et validé par le Conseil d’administration de chacune des institutions, les projets de recherche traitent dans la réalité de sujets académiques, souvent pointus, avec pour souci l’évolution dans la carrière personnelle et focalisés sur des publications et conférences souvent sans retombées économiques de la R&D effectivement menée.
Il est nécessaire de reconstruire une masse critique de chercheurs dans toutes les disciplines, en mettant à leur disposition les moyens nécessaires pour mener à bien leurs travaux R&D, ériger de nouveaux centres de recherche selon les normes internationales dans les secteurs vitaux et dans lesquels le gouvernement veut atteindre des objectifs précis (top-down) et non le down-top comme on le fait aujourd’hui avec les moyens du bord, ce qui nous a mis dans un état de laisser-aller qui dure depuis 40 ans.