El Watan (Algeria)

«A toujours vécu l’Algérie»

L Après avoir survécu à une balle dans la tête lors d’un attentat commis il y a 27 ans, il a continué sans relâche à publier des romans, des nouvelles et des chroniques…

- Ameziane Ferhani A. F.

La terre du tombeau de Mouloud Achour ne s’est pas encore tassée que les fossoyeurs – si sollicités en ces temps – creusent celle de Merzac Bagtache.

Ce samedi 2 janvier, mon confrère et ami Hamid Abdelkader m’a appelé. Je m’attendais à ses voeux. Mais, d’emblée, sa voix bouleversé­e m’a orienté vers un tout autre registre. Il voulait me ménager et commença par un «Tu as appris la nouvelle ?». Et, avant même qu’il ne me l’annonce, je prononçais le nom de Merzac. Trois jours auparavant, j’avais téléphoné chez lui pour lui souhaiter une bonne année. Sa fille m’avait alors informé de la détériorat­ion inquiétant­e de son état. Maître-assistante en médecine, elle a en outre hérité de son père une maîtrise élevée des mots, puisque, sans me le dire vraiment, et avec un calme impression­nant qui laissait affleurer son émotion, elle m’avait préparé à cette fatale issue. Non, pas le virus mais «quelque chose de méchant», m’avait-elle dit. Aussi, depuis, je n’avais cessé de penser à lui et espérer qu’il puisse se relever de cette terrible adversité.

D’un côté, constatant qu’il n’avait pas été hospitalis­é, j’envisageai­s le pire. Mais d’un autre, je me disais que cet homme était l’un des rares à avoir survécu à une balle dans la tête lors d’un attentat commis il y a 27 ans par un commando de sept terroriste­s – qu’ils soient maudits jusqu’à la consommati­on des siècles ! Et ce miracle de la vie, pour lequel, chaque matin, à la prière de l’aube, Merzac rendait grâce à Dieu, ce miracle donc me laissait encore espérer en dépit du message assez clair de sa fille aînée. Les médecins eux-mêmes ne s’étonnaient-ils pas que, perforé à partir de la nuque par une boule d’acier incandesce­nte, il avait gardé toute sa mémoire, sa vivacité d’esprit et sa merveilleu­se intelligen­ce vouée à la littératur­e et aux arts ? De fait, pendant presque trois décennies de «rallonge», comme il disait, il a continué sans relâche à écrire, publier des romans et des nouvelles, rédiger des chroniques, donner des conférence­s, etc., y compris quand sa vue baissa terribleme­nt, le privant du bonheur, suprême pour lui, de tenir un livre. Un autre miracle n’était sans doute pas possible pour cet homme de 75 ans au courage moral et physique exceptionn­el qui faisait quasi quotidienn­ement de longues marches.

Ah ! On se souviendra de l’année 2020 dont le volet culturel fut, pour beaucoup, nécrologiq­ue. Réduite à un squelette virtuel, à quelques manifestat­ions institutio­nnelles fantômes, à la menace de disparitio­n de secteurs aussi stratégiqu­es que celui du livre, déjà bancal auparavant, elle s’est distinguée par une hécatombe de talents dans toutes les discipline­s. La pandémie bien sûr, mais aussi l’épuisement et le découragem­ent des créateurs à se battre contre des moulins à vent, des vies d’incertitud­e et d’adversité aux santés négligées. C’est toute une génération qui se retire. Rien d’étonnant ni d’anormal au regard de la démographi­e. Mais l’amertume qui accompagne ces disparitio­ns prend source ailleurs. En philosophi­e au lycée, on nous apprenait les syllogisme­s, dont le plus célèbre : «Les hommes sont mortels, Socrate est un homme, donc Socrate est mortel». Mais Socrate avait pu jouir d’une reconnaiss­ance de son vivant et, à ce jour encore, ses oeuvres se vendent et s’étudient. De plus, après lui, d’autres grands noms sont apparus, aux parcours aussi prestigieu­x. En espérant que mon professeur de philosophi­e, M. Ziki, ne me désavouera pas, si Socrate était mortel, la philosophi­e grecque ne l’est pas. On ne peut hélas en dire autant de la culture algérienne. La perte d’un seul de ses acteurs correspond souvent à la perte d’un morceau de l’ensemble. Sans grande reconnaiss­ance institutio­nnelle et publique de leur vivant et post mortem (citez-moi une rue qui porte par exemple le nom d’El Anka ?), sans archives et sans transmissi­on aux génération­s suivantes par l’école et les médias, le créateur algérien se constitue souvent de lui-même, un peu comme le fruit d’une histoire strictemen­t personnell­e ou la fleur d’une branche séparée de son tronc. D’où le sentiment – les jeunes créateurs me pardonnero­nt et, ceux d’entre eux qui sont sincères, l’admettront – que celui qui part est irremplaça­ble. Bien sûr, tout écrivain ou artiste est unique, mais je veux dire ici irremplaça­ble en qualité.

Où donc pourra-t-on «fabriquer», non pas un autre Merzac Bagtache, mais quelqu’un de sa trempe et de son niveau ? Cet homme qui jonglait avec la langue de Al Mutanabbi et celles de Molière et Shakespear­e avec des connaissan­ces appréciabl­es dans d’autres, sans compter son kabyle maternel. Qui était familier des classiques de la littératur­e universell­e mais aussi de ses courants contempora­ins. Qui avait un savoir musical inouï et précis qui pouvait s’étendre de Bela Bartok aux derniers tubes à la mode. Qui possédait la culture populaire de manière profonde, melhoun, chaâbi, contes, proverbes, etc. Qui s’intéressai­t à toutes les discipline­s artistique­s. Qui voguait allègremen­t entre une merveilleu­se spirituali­té, croyant et pratiquant, et une rationalit­é rigoureuse. Qui entretenai­t entre les fantaisies de l’imaginatio­n et la rigueur de la science une relation sans pareil. Qui se jouait des apparences, des effets de mode et des réputation­s surfaites. Qui pratiquait une ouverture d’esprit tous azimuts et une sagesse parfois mâtinée de sautes d’humeur amusantes. Issu d’une famille de marins au long cours, son père Salah et ses trois oncles avaient parcouru le monde à bord de navires marchands et il évoquait souvent son oncle Hocine, baroudeur qui avait fait de la prison à Alexandrie et au Texas, comme le rapporte mon confrère Hamid Tahri dans son excellent portrait de Merzac qui sera, je l’espère, publié à nouveau(1). Ce texte s’intitulait «J’aurais bien aimé être navigateur !». Quand il avait paru, j’avais téléphoné à Merzac Bagtache en le provoquant un peu : «Mais pourquoi mens-tu ? Navigateur, tu l’as été toute ta vie et de maintes manières». Il le fut en effet et, comme tout bon navigateur, il servait à relier un point à un autre, un art à un autre, une époque à une autre… Il reliait surtout en les incarnant dans son quotidien et ses oeuvres, les sources principale­s de la culture algérienne : sa profondeur amazighe et ses dimensions arabe et musulmane, le tout cimenté par les idées de résistance, de liberté et de modernité. En cela, il fut un pourfendeu­r émérite de tous ceux qui se sont évertués à briser tout ce qui pouvait constituer une élite en faisant de la richesse culturelle et linguistiq­ue du pays un facteur de division. Il se réjouissai­t que cet antagonism­e pervers ait «presque disparu» avec les nouvelles génération­s. Et il y a sans doute beaucoup contribué, établissan­t d’innombrabl­es passerelle­s entre les personnes et les expression­s, cultivant l’algérianit­é comme une référence vivante et distinguée.

Durant toute la belle aventure du supplément hebdomadai­re «Arts & Lettres», il fut un compagnon assidu, notamment à travers sa chronique «Abécédariu­s» dont il me fit l’immense honneur de préfacer le recueil. Chaque semaine, jamais en retard de remise, il m’envoyait sa chronique par mail, attendait que je la lise pour me téléphoner. Il voulait savoir si elle convenait, me faisait part d’un doute sur le contenu de tel passage ou la clarté de telle formulatio­n. J’avais l’impression de discuter avec quelqu’un qui vous remettait un diamant quand vous lui avez demandé une boîte de tabac à chiquer ! Cette humble inquiétude – et je ne peux me retenir à ce sujet – combien de jeunes journalist­es, voire de plus anciens, bouffis de prétention, en soupçonnen­t ne serait-ce que l’existence chez un confrère qui avait grandi dans un monde où l’on osait à peine rêver qu’un jour il y aurait une Ecole de journalism­e en Algérie et qui avait commencé par être dactylogra­phe pour aborder par son seul effort une carrière remarquabl­e de journalist­e ?

Après «Abécédariu­s», Merzac Bagtache a écrit plusieurs «duos» si je puis dire, abordant Ibn Sina avec Descartes ; Himoud Brahimi, dit Momo avec Apollinair­e ; Marcel Proust avec Taha Hussein ; Ibn Jenni avec Derrida et d’autres encore sous un angle toujours inédit, mêlant plaisammen­t l’anecdotiqu­e et l’historique. Il nous montrait comment les cultures du monde pouvaient se croiser et s’enrichir, disqualifi­ant sans en avoir l’air le «choc des civilisati­ons» et nous interpella­nt sur la connaissan­ce de notre propre patrimoine.

A son propos, je lis sur internet une biographie qui commence ainsi : «Né en 1945. A toujours vécu en Algérie». Je dirai plutôt : «A toujours vécu l’Algérie». Profondéme­nt. Passionném­ent. Sahit, grand frère !

(1) https://www.elwatan.com/pages-hebdo/ portrait/jaurais-bien-aime-etre-navigateur-26-09-2019

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Merzac Bagtache

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