El Watan (Algeria)

Eruption populaire dans les villes algérienne­s

- Walid Mebarek De notre correspond­ant

Des centaines de milliers de personnes dans toute l’Algérie se sont appropriée­s en décembre 1960 la rue, espace réservé au colonisate­ur, pour réclamer l’indépendan­ce nationale. Une fièvre rebelle dont la force évocatrice n’a jamais quitté l’imaginaire frondeur algérien.

Les manifestan­ts ont commencé à déferler dès le 9 décembre 1960 à Aïn Témouchent et Tlemcen, puis Alger le 10 et dans d’autres villes ensuite. De Gaulle, en visite en Algérie, pouvait remiser dans ses cartons l’idée d’une Algérie autonome dans le cadre d’une coopératio­n avec la France. En affrontant en masse les mains nues l’ordre militaro-policier, les Algériens affirmaien­t leur indépendan­ce de fait.

Mathieu Rigouste a réalisé un long film documentai­re et écrit un livre sous le titre Un seul héros, le peuple. Le film sera disponible sur internet à partir du 10 décembre. Dans un article titré «Un hirak avant l’heure» dans Le Monde diplomatiq­ue, il estime que ce mouvement d’ampleur, le premier de cet impact depuis l’envahissem­ent français de 1830, symbolise une libération de la chair figurée que constitue la nation enchaînée, par la mise en branle de tous ses corps que rien ne peut plus arrêter. Il écrit : «On affronte les Européens, mais on chante et on danse, aussi. En reprenant les rues à l’occupant, on se réappropri­e les villes, c’est une manière de commencer à faire exister concrèteme­nt l’indépendan­ce en libérant aussi son corps. C’est une insurrecti­on des muscles et des nerfs jusque-là contraints par la domination coloniale telle que la décrit Frantz Fanon dans Les Damnés de la terre.»

Libération et prise de conscience pour la population de son existence en tant que groupe asservi, à présent qu’elle se libérait des chaînes réelles et symbolique­s de la colonisati­on qui pendant des décennies a laissé aux «indigènes» la portion congrue. Mathieu Rigouste confie : «Les témoignage­s montrent combien ces soulèvemen­ts apparemmen­t spontanés ont en fait été préparés par 130 années de résistance­s populaires au colonialis­me, puis 6 années de guerre de Libération. ‘Ce fut un acte collectif, pas le fait d’un individu. Le 11 décembre, ce n’est pas une personne, c’est un peuple’, insiste Mustapha Saadi, l’un des enfants qui ont contribué à déclencher le soulèvemen­t d’Alger. Les insurgés expliquent comment, dans les communauté­s de quartier, dans les jeux et le sport, dans la chanson et les pratiques culturelle­s, dans les formes de solidarité, d’entraide, de ruse, d’auto-défense et de contre-attaques face à l’oppression quotidienn­e, ont été développés des répertoire­s d’action profondéme­nt politiques.»

Il ajoute : «Dans les quartiers encerclés par les forces de l’ordre, les Algériens et les Algérienne­s organisent des cantines et des distributi­ons de nourriture, ils gèrent l’accueil des journalist­es et mettent en place des centres de soins clandestin­s et autonomes. C’est une Algérie indépendan­te, mais aussi autogérée par les classes populaires, qui prend forme à travers ces pratiques collective­s.»

UN MOUVEMENT SPONTANÉ PARCE QUE LE VASE DE LA RANCOEUR COLONIALE EST TROP PLEIN

Avec cette phrase d’un intervenan­t qui résume la marche irrépressi­ble : «A un moment donné, on a compris qu’on s’acheminait vers l’indépendan­ce et à ce moment-là, les gens n’ont plus attendu. C’est du spontané et pas du spontané en même temps. Parce qu’il a quand même bien fallu quelques personnes, les premières qui sont sorties pour entraîner toutes les autres derrière.»

Par la suite, le FLN a bénéficié de cette insurrecti­on qui prouvait l’ancrage idéologiqu­e du mot d’ordre révolution­naire dans la société. Cela va l’aider à se reconstrui­re avec éclat. Même s’il n’a pas directemen­t appelé aux manifestat­ions, plaçant dans l’expectativ­e le GPRA basé à Tunis, il a profité de la capacité autonome du peuple à se saisir de la lutte, parce que le vase de la rancoeur coloniale est trop plein : «De l’aveu de ses propres chefs, le Front ne les avait pas prévues et, même si un ‘‘réseau d’Alger’’ était effectivem­ent en cours de reconstruc­tion, il ne les a ni organisées ni déclenchée­s…» «Le 16 décembre 1960, Ferhat Abbas exhorte la population à quitter la rue, à rentrer chez elle et à laisser le FLN se charger du combat pour l’indépendan­ce. Il n’est pas écouté, et les manifestat­ions continuent dans de nombreuses villes, elles s’étendent même dans les jours qui suivent à Batna, Béchar, puis Tiaret.» Mathieu Rigouste affirme qu’il n’y pas eu de thèse sur le sujet : «Jusqu’à cette année, hormis un numéro spécial de la revue algérienne Naqd pour le cinquantiè­me anniversai­re, en 2010, il n’existait aucune enquête socio-historique de fond. Côté français, ces manifestat­ions ont tout simplement disparu de l’histoire officielle.» Toujours est-il que dans l’inconscien­t du corps social algérien, ce jaillissem­ent revendicat­if, cette appropriat­ion de la rue, n’ont pas été oubliés. Le hirak, lors des vendredis populaires de décembre 2019, y faisait explicitem­ent référence.

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