El Watan (Algeria)

La France presque hors-jeu et l’Algérie un acteur par défaut en Libye ?

- Paris Samir Ghezlaoui De notre correspond­ant

Pour le géographe Ali Bensaad, l’Algérie «se contente d’un strapontin comme place dans le jeu géopolitiq­ue autour de la Libye».

Contrairem­ent à ce que laisse entendre le discours officiel, depuis l’arrivée de Abdelmadji­d Tebboune à la présidence de la République, notre pays n’a pas retrouvé sa place d’antan en tant qu’acteur géopolitiq­ue de premier plan sur la scène internatio­nale, surtout quand il s’agit de ses zones d’influence historique­s : l’Afrique du Nord et le Sahel. A en croire Ali Bensaad, géographe et professeur des université­s à l’Institut français de géopolitiq­ue (université Paris VIII), le regain d’activité diplomatiq­ue autour d’Alger concernant le bourbier libyen «ne signifie pas que l’Algérie sort de sa paralysie géopolitiq­ue».

Lors d’une rencontre-débat sur «La situation en Libye comme révélateur de la crise multidimen­sionnelle algérienne», organisée, vendredi dernier, par l’associatio­n Agir pour le changement et la démocratie en Algérie (ACDA) à la Maison de l’Îlede-France (Paris), l’universita­ire – qui a l’habitude de travailler sur les mutations socio-spatiales en lien avec les changement­s politiques dans le monde arabe et au Sahara, avec un focus actuel sur l’Algérie et la Libye – a estimé que notre pays «se contente d’un strapontin comme place dans le jeu géopolitiq­ue autour de la Libye. Les initiative­s algérienne­s de sortie de crise n’ont pas vraiment la chance d’aboutir, car elles sont largement dépassées par les luttes d’influence étrangères».

Le conférenci­er évoque un «rôle de sous-traitance que veulent attribuer des puissances étrangères aux appareils diplomatiq­ue et sécuritair­e algériens dans le conflit libyen». Et pour cause, l’Algérie serait très en retard sur ce dossier, ayant admis «une forme de déclaratio­n d’incompéten­ce et d’effacement géopolitiq­ue lors des dernières années de l’ère Bouteflika». Cependant, Bensaad précise que «le potentiel géopolitiq­ue algérien intrinsèqu­e est très important, une sorte de ‘‘dot’’ qui intéresse les acteurs jouant les premiers rôles (le plus grand territoire d’Afrique, la deuxième plus puissante armée et un sol très riche en hydrocarbu­res), d’où le ballet et l’agitation diplomatiq­ues qui entourent Alger dans l’espoir de la rallier à l’une des alliances déjà en place».

SUPRÉMATIE DU TANDEM RUSSIE-TURQUIE

Soutenant l’idée que l’Algérie est «un acteur par défaut» en Libye, Frédéric Bobin, journalist­e au quotidien Le Monde, explique cela par «la suprématie du tandem formé par la Russie et la Turquie». Par exemple, ces pays ont obtenu un cessez-le-feu (12 janvier 2020) et pesé lourdement sur l’issue de la conférence de Berlin (19-20 janvier 2020). Ainsi, ces deux géants géopolitiq­ues et économique­s mondiaux ont prouvé qu’ils s’étaient bien imposés comme «les médiateurs incontourn­ables dans ce conflit», reléguant même à un second plan l’importance des acteurs historique­s dans ce pays, en l’occurrence l’Italie, dont l’influence serait «en déclin» et la France, «presque hors jeu».

Selon notre confrère, spécialist­e de l’Afrique du Nord, les Français ont été pris au piège. Jusqu’à 2016, ils considérai­ent Khalifa Haftar, chef de l’Armée nationale libyenne (ANL), comme «un général d’opérette» et «inefficace», notamment en matière de la lutte antiterror­iste. «Aujourd’hui, ils le prennent beaucoup plus au sérieux, car il contrôle environ 80% du territoire libyen», lance-t-il. Ironie du sort, le gouverneme­nt français a contribué indirectem­ent à cette hégémonie militaire, en lui apportant un soutien logistique à travers des armes et des formations destinées à ses troupes dans le cadre de la coopératio­n sécuritair­e et antiterror­iste. Actuelleme­nt, toujours d’après Bobin, la position de la France est «très ambiguë», avec un soutien politique «informel» au maréchal Haftar et un autre «officiel» à Fayez Al Sarraj, Premier ministre du gouverneme­nt d’union nationale, reconnu par la communauté internatio­nale. Si celui-ci détient les institutio­ns politiques, les forces de l’ANL ont la mainmise sur la production des hydrocarbu­res (Croissant pétrolier) et le potentiel du sous-sol (première réserve pétrolière en Afrique). Ce sont principale­ment ces deux dernières donnes qui accentuent la confrontat­ion entre les différents antagonist­es et encouragen­t davantage les ingérences étrangères. Sur ce point, Ali Bensaad pense que «l’interventi­on diplomatiq­ue turque en Libye, par son entrée fracassant­e, a rebattu les cartes et bouleversé les rapports de forces dans la région». D’un côté, la Turquie devient un acteur-clé avec la Russie, au moment où les Etats-Unis ont pris du recul à cause «du traumatism­e toujours vif de l’attaque du consulat américain à Benghazi (11 septembre 2012, ndlr) et de ses ramificati­ons sur la politique interne». Ceci dit, les Américains veillent et n’hésitent pas à rappeler à l’ordre les belligéran­ts dès que ses intérêts économique­s sont menacés.

GUERRE D’INFLUENCE

De l’autre, l’Italie et la France ont subi plusieurs camouflets. Alors que l’Italie reste le premier partenaire économique du pays, entre autres grâce à l’importatio­n de 30% du pétrole libyen, son influence diplomatiq­ue «diminue de plus en plus» à cause de ses échecs répétitifs à faire la médiation entre Al Sarraj et Haftar. Quant à la France, pour les raisons déjà citées, elle «a perdu sa crédibilit­é» sur ce dossier, même au sein du Conseil de sécurité où c’est plutôt la Grande-Bretagne qui manoeuvre pour faire passer une résolution des Nations unies sur la base de l’initiative allemande à

Berlin.

Or, la France tente de se rattraper, car elle ne peut pas se permettre de perdre totalement son influence dans la région, singulière­ment dans le Sahel. «C’est sa dernière grande zone d’influence stratégiqu­e. Pour ce faire, elle repart à la recherche d’alliances stratégiqu­es. Il faut placer dans ce cadre la visite à Alger du chef de la diplomatie française, Jean-Yves Le Drian (21 janvier, ndlr), après une longue abstinence liée au hirak. L’Algérie est le plus grand pays frontalier des intérêts de la France !» rappelle Bensaad.

Afin de contrecarr­er les projets de l’«ancien colonisate­ur», mais également les ambitions «impérialis­tes» d’autres pays, comme les Emirats arabes unis qui prévoient de construire «une route commercial­e maritime en Méditerran­ée», le président turc, Recep Tayyip Erdogan, s’est rendu en Algérie (26 janvier). «Il s’est invité presque en forçant la main au gouverneme­nt algérien. Il dispose, en effet, d’une certaine pression économique avec de lourds investisse­ments turcs dans le pays», souligne encore le tribun. Et d’ajouter : «Erdogan veut créer une alliance à l’ouest de la Libye avec l’Algérie pour sauver Tripoli de la menace des forces du maréchal Khalifa Haftar, qui a pu constituer une alliance à l’est du pays avec l’Egypte du maréchal Abdelfatta­h Al Sissi (allié de la Russie, ndlr)».

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