El Watan (Algeria)

UN BRILLANT DOCUMENTAI­RE CONTE SES MULTIPLES VIES

- Mouloud Mimoun

● A l’occasion du 60e anniversai­re du décès d’Albert Camus, les publicatio­ns ont été nombreuses en France : Le Nouvel Obs, L’Express, un hors-série du Figaro… mais l’événement à nos yeux, c’est le remarquabl­e documentai­re que Georges-Marc Benamou lui a consacré le 23 janvier dernier en première diffusion sur France 3 et dont le titre est on ne peut plus pertinent : Les Vies d’Albert Camus, tant elles ont été multiples malgré sa disparitio­n précoce à 46 ans.

D’une longueur adéquate – 90 minutes –, le film s’ouvre sur l’accident de la route du 4 janvier 1960 qui le tua net. La Facel Vega de son ami Michel Gallimard, neveu de son éditeur, s’est encastrée dans un platane, la vitesse excessive étant sans doute la cause de la collision.

Le film se clôt sur ses funéraille­s à Lourmarin, ce village du sud de la France qui évoquait par son soleil et son ciel bleu son Algérie natale.

Entre les deux moments au caractère dramatique, Georges-Marc Benamou déroule une fresque foisonnant­e où des archives rares et colorisées restituent la complexité d’un personnage qu’on a trop souvent cru aussi lisse que sans aspérités.

Et plutôt que s’attacher à son oeuvre d’une si grande richesse et tellement diversifié­e : essais philosophi­ques, articles de presse, pièces de théâtre, romans qui ont tous été étudiés et décortiqué­s aussi bien en France que dans le monde entier, le réalisateu­r – au demeurant producteur de cinéma et journalist­e, longtemps proche de François Mitterrand et Nicolas Sarkozy – lui-même né en Algérie, connaisseu­r de la vie politique et du monde intellectu­el, ce qui lui confère pas mal de points communs avec Albert Camus, a choisi de se pencher sur l’homme intime, ce qui éclaire les multiples facettes du personnage et une vie plutôt compliquée en matière d’amitiés et d’amours. Il revient d’abord sur une enfance qui n’est pas sans rappeler la Cosette de Victor Hugo ou les héros-enfants de Dickens. Autrement dit, une enfance pauvre dans le quartier de Belcourt à Alger où vivaient des familles de petits blancs aussi démunis que les Algériens qui les côtoyaient, entre une mère sourde, devenue veuve, le père ayant été tué à la bataille de la Marne en 1914 et une grand-mère amatrice du nerf de boeuf et qui s’opposera longtemps à la bourse qu’il pouvait obtenir grâce à son dévoué instituteu­r M. Germain ébloui par les facilités scolaires et intellectu­elles du gamin de 12 ans qui intégrera finalement le réputé lycée Bugeaud, squatté par la classe aisée des fils de colons. C’est d’ailleurs là qu’il prendra la mesure des différence­s de classe dans cette Algérie coloniale qui a aussi peu ménagé le petit blanc que l’Arabe. Et cette discrimina­tion sociale le rapprocher­a de ces Algériens exploités, condamnés à une grande misère et qu’il dénoncera dans des articles restés célèbres dans Alger Républicai­n, notamment ceux consacrés à la Grande Kabylie et qui entérinaie­nt sa proximité avec le parti communiste algérien dont il sera exclu plus tard, en raison de «son amour des Arabes».

Cet épisode va le prédestine­r à une solitude intellectu­elle qui trouvera un écho bien des années plus tard dans sa polémique avec Jean-Paul Sartre, lorsque qu’il s’opposera au stalinisme et au totalitari­sme soviétique, alors même qu’une forte amitié le liait au philosophe français et à sa compagne Simone de Beauvoir.

Mais après la publicatio­n de L’homme révolté, il est devenu le paria de l’intelligen­tsia de gauche qui l’a qualifié «d’imposteur», de «traître» et de celui qui «n’est pas du sérail». Le statut de libre penseur anti-conformist­e le voue aux gémonies, d’autant que la question algérienne l’enferme dans une case. Il est le seul de ces philosophe­s et intellectu­els à prôner une solution fédéralist­e pour l’Algérie, anticipant ce que Nelson Mandela réussira pour l’Afrique du Sud. Mais les situations historique­s sont tellement différente­s, d’autant que les ultras de l’Algérie française n’avaient rien à voir avec le leader afrikaner De Klerk.

Dans le portrait intime d’Albert Camus, on apprend que sa tuberculos­e a mis un terme à ses espoirs de devenir footballeu­r profession­nel, lui qui était le gardien de but du RUA (Racing Universita­ire d’Algérie) et dès lors sa proximité avec la mort va l’accompagne­r avec la fin de sa vie.

Certes, le prix Nobel, censé être une parenthèse heureuse en 1957, va le plonger dans la mélancolie et la dépression. Encore faut-il rappeler que l’étudiant algérien de Stockholm qui l’interpelle violemment sur l’Algérie s’est recueilli quelques années plus tard sur sa tombe à Lourmarin où il a été inhumé en 1960. La partie consacrée à ses amours féminines est l’une des plus riches. Camus était un séducteur-né. Il y a eu surtout Francine son épouse, mère des jumeaux, Jean et Catherine, laquelle a permis d’éditer le manuscrit de son oeuvre posthume Le premier homme où, enfin, il parle de lui. Il y a eu la comédienne Maria Casarès qui fut un amour passion et enfin une jeune Norvégienn­e de moins de 25 ans, Mette Ivers dont le cri de douleur, à l’annonce de sa mort, est un moment d’évocation très fort. Bref, Les Vies d’Albert Camus restera comme le document unique et le plus complet sur un homme dont le credo ultime reste une ode à l’humanisme.

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