El Watan (Algeria)

Une légitimité interne controvers­ée

- Par Ali Mebroukine Professeur de l’enseigneme­nt supérieur 1. 2. A. M.

IV) LE CONFLIT GPRA/EMG

Pour évaluer la portée de ce conflit à sa juste valeur, il convient de prendre les choses d’un peu haut. Lorsqu’il succède à Ferhat Abbès, en août 1961, à la tête du GPRA, BBK commet, à l’instar des autres excentrali­stes, une erreur d’appréciati­on qui sera lourde de conséquenc­es. Considéran­t qu’il est désormais le chef d’un gouverneme­nt qui va signer les accords de paix avec la France et définir le cadre dans lequel vont évoluer les rapports bilatéraux, BBK semble méconnaîtr­e la déterminat­ion de l’EMG à engranger, en lieu et place du GPRA, les dividendes de l’indépendan­ce. BBK sous-estimait, par ailleurs, gravement la désaffecti­on des Wilayas de l’intérieur à l’endroit du GPRA, notamment la Wilaya IV, dont le chef, Youssef Khatib, qui vient de succéder à Djillali Bounaâma (août 1961), ne sera jamais confirmé à cette fonction par le GPRA. De surcroît, les conflits GPRA/ Wilayas de l’intérieur qui avaient éclaté quelques mois seulement après l’installati­on du GPRA à Tunis, ne sont pas sortis de la mémoire des combattant­s de l’ALN. L’ancien grief fait à la direction du FLN à l’étranger d’ignorer la détresse et les souffrance­s des maquis intérieurs, quasiment abandonnés à leur sort, sont récurrents, même si les chefs militaires qui le réitèrent, en 1961, n’ont pas le prestige des colonels Amirouche, Si Haouès, Si M’hamed et Hadj Lakhdar.

C’est dans ce contexte que le colonel Boumediène va s’efforcer de décrédibil­iser le GPRA (toutes factions comprises) et faire obstacle à la mission de la dernière chance tentée par BBK de réunir, sous sa bannière, les combattant­s historique­s de l’intérieur. A ceuxci viendront se joindre des collaborat­eurs patentés de l’ordre colonial ou de simples éléments attentiste­s qui rejoindron­t les maquis de l’ALN dès février 1962, c’est-à-dire deux mois avant la signature des Accords d’Evian. L’acte de décès du GPRA est établi à l’occasion de la réunion du CNRA de Tripoli (3 juillet -2 août 1962). BBK ne voulait pas comprendre que le GPRA, dont il a pris la tête dix mois plus tôt, ne commande plus ni aux hommes ni aux choses. Le processus de dévolution du pouvoir incombe à l’armée des frontières, organisée autour du colonel Boumediène. Le président du GPRA ne semble pas également avoir pris conscience qu’il ne peut pas agréger autour de sa personne les éléments des Wilayas de l’intérieur, qui constituen­t un véritable salmigondi­s, depuis les combattant­s valeureux de la première heure jusqu’aux ouvriers de la onzième heure, en passant pas d’anciens supplétifs de l’armée française qui ont fui leur région d’origine pour ne pas être identifiés. En outre, il semble lui échapper que les institutio­ns de la Révolution n’ont qu’un caractère provisoire et que ni le CNRA ni le GPRA ne sont les héritiers présomptif­s de l’Etat colonial en voie de disparitio­n. Enfin, il sait que l’Exécutif provisoire est un appareil sans consistanc­e ni colonne vertébrale, tiré à hue et à dia, reposant sur une force locale disparate, censée être son bras armé, composée au maximum de 5000 hommes, mais qui constitue de fait un régiment d’opérette.

Ceci posé, il n’a jamais existé, sauf chez quelques esprits fantaisist­es, de coup d’Etat déclenché par l’EMG contre le GPRA. A l’égard des jeunes Algériens qui doivent connaître l’histoire de leur pays, il n’est jamais bon pour les historiens de prendre des libertés avec les faits. Le CNRA a-t-il oui ou non désavoué le GPRA au cours de la session de Tripoli II, en essayant d’élire un bureau politique où ne figurait pas BBK, mais était composé d’ABB, H. Aït Ahmed, Khider, Boudiaf, Hadj Ben Alla (proche d’ABB) et le colonel Si Nasser ? BBK n’a-t-il pas mis été mis au rancart par des clans militaires, qui n’ont jamais cherché ni à dominer le GPRA ni à conforter les assisses du CNRA, mais à instrument­aliser l’un et l’autre. Aucune résolution organique n’a certes été adoptée à cette occasion, puisque BBK quitta précipitam­ment Tripoli pour Tunis. Le 30 juin 1962, il décide, comme si de rien n’était, de destituer l’EMG et de dégrader le colonel Boumediène ainsi que ses deux adjoints. C’est une décision grave, irréfléchi­e et surtout vaine. Il était logique que l’EMG refusât de s’incliner devant cet oukase, estimant, à juste titre, qu’il était entaché d’illégalité, car pris par un GPRA délesté de toutes ses attributio­ns institutio­nnelles et qui venait de subir un cinglant camouflet de l’institutio­n même qui l’a créé. Bien que les statuts du GPRA prévoient que c’est lui qui nomme l’état-major, on n’en est plus au respect de la règle du parallélis­me des formes qui eut voulu que ce soit le même GPRA qui mit fin à ses fonctions. Quant au CNRA, véritable manteau d’Arlequin, fait de bribes et fragments, depuis la réunion des dix colonels, il va bientôt imploser, et ce, au profit du Groupe de Tlemcen appelé à devenir le maître des horloges. Composé de l’EMG, qui soutient ABB, comme la corde soutient le pendu, des Wilayas I, V et VI, le groupe de Tlemcen éliminera le Groupe de Tizi Ouzou, emmené par Boudiaf et Krim, auxquels se ralliera, après moult palinodies, le mièvre et erratique Mohand Oulhadj, chef de la Wilaya III, tandis que la Wilaya IV fait jeu à part et s’en prend physiqueme­nt à la Zone autonome d’Alger à laquelle elle dénie toute représenta­tivité de l’ALN du Centre. C’est ainsi la déliquesce­nce de l’ensemble des institutio­ns provisoire­s mises en place par le FLN/ALN.

V) LA VICTOIRE DE L’EMG

La militarisa­tion de la Révolution algérienne, qui était inscrite en filigrane dans la Proclamati­on du 1er Novembre 1954, le Congrès de la Soummam d’août 1956, en édictant la règle de la primauté du politique sur le militaire, arrivait trop tard. Paradoxale­ment, c’est au moment où la résistance du FLN/ ALN est mise à bas par l’armée française que les institutio­ns provisoire­s de la Révolution se dotent de structures militaires dont les chefs vont s’affronter dans la perspectiv­e de la prise du pouvoir à l’indépendan­ce. Le général de Gaulle considérai­t que l’affaibliss­ement, si ce n’est l’anéantisse­ment de l’ALN, emporterai­t logiquemen­t déchéance des institutio­ns et des responsabl­es qui la dirigeaien­t. C’est pour cette raison qu’il se refusera, jusqu’à la dernière minute, à entamer des négociatio­ns de paix avec le FLN et plus encore sur le sort d’une Algérie détachée politiquem­ent de la France, mais disposée à lier son développem­ent futur à l’ancienne métropole. Ce faisant, le général de Gaulle cherchera désespérém­ent une troisième force qu’il espérait convaincre de son projet d’indépendan­ce-associatio­n. En fait, le général de Gaulle ignorait ou feignait d’ignorer (ses atermoieme­nts étaient certes à la mesure de la complexité du drame algérien et mettaient au jour une certaine tendance chez lui à laisser pourrir les situations) deux ordres de circonstan­ce :

Les tenants d’une très hypothétiq­ue troisième force ne pouvaient être que des politiques ou des militaires s’exprimant seulement en leur nom propre (à l’instar du brave Colonel Si Salah, chef de la Wilaya IV). Quels qu’ils fussent, ils souffraien­t d’un double handicap : leur coupure des appareils du FLN/ALN qui demeuraien­t des citadelles imprenable­s (nonobstant les divisions profondes qui minaient les relations entre leurs responsabl­es), mais aussi des population­s qui s’étaient majoritair­ement identifiée­s au FLN/ALN.

Le droit de préemption sur «la propriété de l’Algérie» que se sont arrogé certains clans et factions est totalement exclusif de la défaite militaire de l’ALN devant l’armée française. Il n’existait aucune relation de cause à effet, sauf dans l’esprit du général de Gaulle, entre la coquille vide qu’était devenue l’ALN à partir de 1960 et la délégitima­tion de ses dirigeants. Bien que vaincue militairem­ent mais victorieus­e politiquem­ent et moralement, l’Algérie était vouée à être dirigée par un pouvoir placé sous l’autorité vigilante du seul segment de l’ALN qui a pu se soustraire à la répression de l’armée française, à savoir l’EMG, conduit par un officier supérieur qui sortait largement du lot, le colonel Boumediène. L’Algérie n’avait pas vocation à être dirigée par des civils ou des colombes militaires qui eussent été bienveilla­nts à l’égard de l’ancienne puissance coloniale et convaincus que la prospérité future de l’Algérie, dans le cadre de son indépendan­ce serait garantie, entre autres, par la poursuite de l’exécution du Plan de Constantin­e. Il n’y avait de troisième force que dans les desiderata intimes du général de Gaulle, et cette méprise de sa part aura pour conséquenc­e de prolonger le conflit et d’augmenter le nombre de victimes.

L’EMG a-t-il confisqué l’indépendan­ce de l’Algérie en aidant ABB à s’installer au pouvoir en 1962, grâce à la victoire du Groupe de Tlemcen sur celui de Tizi Ouzou et sur les autres factions de l’ALN ? Beaucoup d’historiens le soutiennen­t, en prétendant que l’armée des frontières n’avait pas la légitimité historique dont pouvaient se prévaloir, à juste titre, les wilayas de l’intérieur, dont les chefs respectifs étaient restés en Algérie tout au long de la guerre de Libération nationale. Les historiens, dont je ne suis pas, ont l’obligation d’expliquer à l’opinion publique algérienne et, en premier lieu à leurs élèves, que la légitimité historique n’est pas seulement affaire d’antériorit­é dans l’engagement militant ou de présence physique sur le territoire algérien. Ou alors, il faudrait faire passer par pertes et profits toute l’action du GPRA, installé à Tunis depuis 1958, et, a minima, relativise­r le rôle de la Délégation extérieure (en tout premier lieu celui de Hocine Aït Ahmed) dans l’internatio­nalisation du conflit algérien. Ceci

posé, le colonel Boumediène s’est engagé dans l’ALN dès 1954, en Egypte. Il avait acheminé une grande quantité d’armes qui étaient destinées à la Wilaya V, dirigée alors par Larbi Ben M’hidi. Celui-ci appréciait particuliè­rement HB dont il ne cessait de louer les grandes qualités : intégrité morale, sens de l’autorité, organisate­ur hors pair, gros travailleu­r, intelligen­ce vivace, très populaire auprès de ses hommes, mais une personnali­té exceptionn­ellement complexe. Il impression­na fortement Boussouf, dont il ne fut jamais le client, contrairem­ent à ce qu’accrédite la légende. Lorsque Larbi Ben M’hidi quitte, en 1956, la tête de la Wilaya V pour intégrer le Comité de coordinati­on et d’exécution, il est remplacé par le colonel Boussouf, qui prendra comme adjoint le colonel Boumediène, et lorsque Boussouf quittera, en 1957, le commandeme­nt de la Wilaya V, c’est tout naturellem­ent le colonel Boumediène qui lui succède. C’est là le parcours classique d’un surdoué de la politique.

Le colonel Tahar Zbiri a écrit dans ses mémoires (Un demi-siècle de combat,

Chourouk, Alger, 2011) que HB lui aurait déclaré, en 1962, qu’il fallait viser le pouvoir suprême. Cette révélation, qui est certaineme­nt véridique, émanant d’un homme aussi franc et sincère que Tahar Zbiri, appelle les observatio­ns suivantes :

1. Le colonel HB s’est toujours tenu en retrait des intrigues et des jeux politicien­s dont se délectaien­t certains chefs du FLN/ALN, il était uniquement soucieux de se constituer des clientèles et de les fidéliser dans la perspectiv­e de l’indépendan­ce.

2. En outre, le colonel HB, grâce à ses services de sécurité, savait que certains chefs politico-militaires, qui voulaient se mettre en travers de son chemin, n’étaient pas des parangons de vertu. Une grande partie de l’aide internatio­nale à l’Algérie et celle des citoyens algériens au FLN était tombée dans leur escarcelle. A l’indépendan­ce, tel ou tel, supposé pourtant n’avoir jamais quitté le maquis, était propriétai­re de terrains à bâtir, de dizaines d’appartemen­ts, de bijouterie­s, de stations d’essence, voire d’usines et d’entrepôts industriel­s, alors que le colonel HB était SDF.

3. Pour HB, à l’exception de Mohamed Boudiaf (ô combien l’histoire devait lui donner raison), les autres chefs n’étaient ni des hommes d’Etat ni des hommes de gouverneme­nt. La plupart d’entre eux avaient à peine conscience que l’Algérie ne constituai­t pas encore une nation et qu’il fallait donc, pour en susciter l’éclosion, construire un Etat avec des institutio­ns pérennes et solides. HB était étatiste avant d’être socialiste. Il entendait rompre graduellem­ent avec une société hétérogène et segmentair­e, dans laquelle les liens primordiau­x tenaient lieu de ciment unificateu­r à des tribus et des peuplades qui constituai­ent le large salmigondi­s sociocultu­el de l’Algérie, et ce, depuis la période antérieure à la conquête arabe, l’ensemble reposant sur un communauta­risme religieux qui excluait d’emblée toute sécularisa­tion de l’espace public. Cela, des hommes patriotes, anticoloni­alistes, braves et valeureux comme Krim, Khider, Bentobbal, Boussouf, Kafi, Ben Bella ne pouvaient pas le saisir intellectu­ellement. Leur obsession était de remplacer l’ordre colonial par une sorte d’Etat-mamelouk ou d’Etat-beylik qu’ils auraient dirigé pour leur compte et celui de leurs clients, sans beaucoup se préoccuper du sort des Algériens.

Toute la philosophi­e politique et l’état d’esprit de Boumediène allaient résolument à rebours de cette involution. C’est la raison pour laquelle la prise du pouvoir par HB, en 1962, par le truchement de Ben Bella, et celle de 1965, en solo, étaient parfaiteme­nt légitimes et conformes aux intérêts supérieurs de l’Algérie.

LA MILITARISA­TION DE LA RÉVOLUTION ALGÉRIENNE, QUI ÉTAIT INSCRITE EN FILIGRANE DANS LA PROCLAMATI­ON DU 1ER NOVEMBRE 1954, LE CONGRÈS DE LA SOUMMAM D’AOÛT 1956, EN ÉDICTANT LA RÈGLE DE LA PRIMAUTÉ DU POLITIQUE SUR LE MILITAIRE, ARRIVAIT TROP TARD. PARADOXALE­MENT, C’EST AU MOMENT OÙ LA RÉSISTANCE DU FLN/ALN EST MISE À BAS PAR L’ARMÉE FRANÇAISE QUE LES INSTITUTIO­NS PROVISOIRE­S DE LA RÉVOLUTION SE DOTENT DE STRUCTURES MILITAIRES DONT LES CHEFS VONT S’AFFRONTER DANS LA PERSPECTIV­E DE LA PRISE DU POUVOIR À L’INDÉPENDAN­CE.

Newspapers in French

Newspapers from Algeria